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James Bond et la vulnérabilité masculine

[Attention, spoilers à venir de plusieurs films de la saga]

Curieuse inspiration que cette critique, qui m'est venue à la réécoute du très joli City of Lovers composé par David Arnold pour la bande originale de Casino Royale. S'en est suivie une méditation un peu oiseuse, largement motivée je dois bien l'avouer par le désir de fuir assez lâchement la préparation d'une présentation orale de la politique de défense de l'Algérie, méditation sur les raisons profondes qui font que ce revival réussi des aventures de 007 possède encore aujourd'hui un tel potentiel de revoyabilité. La raison principale en est simple : ce James Bond est quintessentiel de la saga en ce qu'il trouve le juste équilibre entre la virilité débridée du personnage et les fêlures qu'il laisse souvent entrevoir, avant d'en triompher inlassablement.

Je vous passerai la pénible remémoration du récent Mourir peut attendre, dont j'avais déjà tancé dans une critique la propension castratrice dont notre époque est si profondément infusée. Qu'on ne me reproche d'ailleurs pas une incohérence quand je m'apprête à louer en Casino Royale des qualités dont je fais précisément les défauts du dernier opus. Ici comme en toute autre chose, la vie est un art tout entier affaire de proportions, et la différence qui sépare le remède du poison ne se mesure parfois qu'à l'aune des doses administrées. Revenons en plutôt à l'ère Pierce Brosnan, qui en ayant frôlé les sommets puis sondé les abysses aura sans doute trouvé beaucoup à nous apprendre. De fait, il n'est pas difficile de retrouver en Goldeneye, l'un des immenses classiques de la saga et indubitablement le meilleur script sur lequel l'acteur irlandais se soit vu proposer d'essayer son talent, cette même caractéristique qui fait le succès de Casino Royale : l'exploration de l'humanité malmenée que le commander doit mettre en sourdine pour le bien du service sacré de Sa Majesté. C'est-à-dire, cette inhumaine maîtrise de soi qui fait que James Bond est souvent à la fois beaucoup plus qu'un homme, mais aussi sans doute un peu moins.

Goldeneye brillait ainsi non seulement à travers sa modernisation du personnage, le dynamisme de l'intrigue et le charisme de Brosnan, mais aussi grâce à son astucieuse exploration de l'amitié déçue qui reliait Bond à son frère d'armes Alec Trevelyan avant la trahison de celui-ci. Généralement, Bond doit sacrifier toute humanité afin de parvenir sa mue en l'exécuteur froid et chirurgical que l'on connaît si bien. C'est là ce qui a rendu si mythique le dernier échange entre Trevelyan et 007, où l'ancien 006 qui a trahi la Couronne et son ancien ami demande à James Bond ce qui va réellement le pousser à le tuer :

« - Pour l'Angleterre, James ?

- Non. Pour moi »

Dans cet échange laconique au sens profond du terme, où le creux quantitatif des mots employés se décante en un trop-plein de sens, on perçoit la brutalité des sentiments qui animent celui qui doit si souvent les réprimer par un professionnalisme quasi sacrificiel. Quand les sentiments personnels ne sont plus brimés par un devoir envers Sa Majesté avec lequel ils sont pour une fois alignés, ils s'expriment avec une force contenue (donc toujours virile) qui n'en reste pas moins la force cataclysmique d'un orage intérieur qui se laisse à peine esquisser comme en ombres chinoises, et qui souligne la force d'un personnage qui sait si bien tenir à distance les démons si puissants qui le rongent.

Par la suite, aucun des films de Brosnan ne restituera si bien la complexité d'un personnage dont seul est lisse le masque impassible dont il recouvre ses traits. Demain ne meurt jamais signe déjà de façon claire le retour à une approche moins inspirée, la relation entre Bond et Paris Carver n'ébauchant plus que de façon clichée les amours contrariés de 007, qui redevient même de façon explicite (et jouissive) le simple « professionnel qui fait son travail » lors de la très bonne scène d'exécution du Dr. Kaufman. Le Monde ne suffit pas est de la même couvée, ne traitant que trop subrepticement de l'ébauche d'une relation mère-fils de substitution dont a parfois semblé ressortir la relation entre Bond et la M jouée par Judi Dench. Pareillement, on y voit certes Bond triompher de ses sentiments naissants pour la sulfureuse Elektra King, mais cette fois, la perspective est renversée : ce n'est plus tellement l'homme meurtri derrière la carapace que l'exécution d'Elektra donne à voir, mais plutôt le surhomme maître de ses doutes et immanquablement au rendez-vous du destin.

Meurs un autre jour, pour sa part, est sans doute l'incarnation la plus aboutie du James Bond dans sa version du divertissement pur (et donc superficiel). Toutes les relations qu'y entretient le commander y sont poussées jusqu'à la caricature - qu'on pense à Halle Berry, sex-symbol vide de toute substance à laquelle Bond n'est de fait lui-même fatalement relié qu'en son caractère de sex-symbol, de pure enveloppe matérielle. La plus intéressante de ces relations est finalement la rivalité acharnée que Bond noue avec son double maléfique Gustav Graves, qui dessine comme en un symétrique renversé le caractère puéril de l'exacerbation d'une virilité qui ne connaît plus de limite. À ce titre, le film est malgré tout intéressant en ce qu'il renseigne à merveille sur ce que recherchent les spectateurs d'un personnage désormais escrimeur et kitesurfeur de premier ordre et devenu quasiment immortel ; le réceptacle cathartique d'un désir de virilité sans limite, d'une maîtrise absolue sur les éléments et sur soi, et une forme de triomphe sur le manque à être né d'une virilité masculine idéalisée.

Casino Royale, justement, réussit à merveille la synthèse entre cette force suprahumaine et l'humanité fragile qu'elle dépasse. La relation avec Vesper, elle-même suffisamment brillante pour saisir au premier regard les fêlures de son partenaire (la scène de l'avion, génialement écrite) mais également assez confiante en ses forces pour rechercher son étreinte protectrice, réussit à elle seule cette forme d'incarnation de l'idéal-type masculin qui trouverait ici à redescendre du royaume des Idées pour investir la fragilité d'une enveloppe corporelle. Si je vois là l'occasion de constater une nouvelle fois qu'on ne devient jamais vraiment homme qu'au travers du regard d'une femme, les enseignements que m'inspirent Casino Royale sont encore plus profonds. On y trouve en effet de concert la peinture d'un personnage toujours aussi viril et inarrêtable dans les desseins qu'il se fixe, et celle de l'humanité qui cherche toujours à émerger en le menaçant de noyade.

Or, si le déchirement représenté par la mort de Vesper n'a pas conduit à la destruction d'un personnage submergé par la douleur, il n'a pas non plus conduit de façon univoque à la destruction de toute humanité en lui, mais plutôt à l'endossement d'une armure qui masque une plaie béante tout en le protégeant de toutes les plaies à venir. James Bond n'est pas l'archétype monocouche d'une virilité impassible à la froideur divine ; c'est au contraire par excellence la figure d'une virilité construite sur les fragilités qui la menacent, issue du processus dialectique de dépassement des cicatrices qui ne sont jamais niées mais plutôt sublimées, au sens freudien du terme. Dans leurs itérations les plus profondes, les aventures de James Bond sont en fait la promesse d'un droit à la vulnérabilité chez l'homme, du moins chez l'homme qui n'aurait pas totalement renoncé à se concevoir comme tel pour s'abîmer dans une féminisation dont Zemmour a très bien compris ce qu'elle peut représenter d'abandon et de lâcheté. La cicatrice dit toujours une histoire. Celui qui la porte sur lui comme le récit du vécu qui l'a fait naître a nécessairement triomphé des dragons qui la peuplent.

Kloden
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le 14 mars 2023

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