(On songe à la plongée, très belle, sur le grand bus brinquebalant, arrivant au bout de sa toute petite route, sa contre-allée pour retrouver les grands axes et le flot automobile. En fait ces indiens-là ne s’éterniseront pas dans l’univers urbain. Ils abandonneront certes leur réserve et leurs coiffes à plumes (et toutes leurs variantes, toque en castor ou masque à gaz), mais resteront toujours, prudemment, dans les lisières).


Le plus simple, peut-être, serait de lister (presque) toutes les références, celles qui surgissent incidemment à mesure que le film se déroule, et qui en fait ne lui correspondent pas du tout – avant de se risquer à l’interprétation.


De Mosquito Coast


Les cabanes enfouies au plus profond de la jungle, les Robinson volontaires, Captain Fantastic s’ouvre à l’un des embranchements possibles dégagés dans Mosquito Coast, autour d’Harrison Ford et de sa tribu, à l’écart de toute civilisation contemporaine. Mais on l’a vu, le grand bus va prendre une autre direction.


à Into the Wild


A l’écart de la civilisation et pour le Magic bus à nouveau – qui ne retrouvera qu’à l’extrême fin sa situation d’abri empirique, avec nids pour les poules. Là le magic bus roule, sur les pistes étroites de la forêt dense, puis sur le goudron des routes et des autoroutes, avec des images magnifiques de road movie. Il roule à rebours du film de sean Penn – out of the wild. Et on peut alors songer à une vieille ballade de Neil Young … ♫ And once you’re gone / You can never come Back / when you’re out of the wild ( ?) / and into the … ? ♪ Into what ? Ils ne savent pas encore.


De Jeremiah Johnson


L’histoire de Jeremiah Johnson commence ainsi. Un élan à proximité, un trappeur armé d’un fusil. Le chasseur arme, tire – et rate. L’animal a disparu. L’histoire de Captain Fantastic commence (presque) de la même façon. Mais ici, pas question d’arme à feu ; l’affrontement aura lieu au corps à corps et à l’arme blanche. Et l’échec ne peut pas être envisagé.


aux Masaïs


La chasse est un rituel, l’aboutissement d’une éducation, le moment où l’on devient un homme. C’est le premier lion des guerriers Masaïs. Tous les gestes seront donc consacrés, du badigeonnage avec le sang de l’animal sacrifié à son cœur dévoré cru. Le film est une parabole.


d’Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia


Il est temps d’en finir avec les références « évidentes », celles de tous les récits dont les héros fuient la civilisation etc., avec message écologique ou non – et qui tous sont ici à côté de la plaque, pour passer à des propositions plus délirantes, et toujours à côté.
Alfredo Garcia ? Il est effectivement question d’un cadavre à déterrer, mais pas pour le rapporter au grand chef réfugié dans son hacienda (Frank Langella, impressionnant) – plutôt pour lui dérober et lui trouver un autre destin.


à Little Miss Sunshine


Et le cadavre est effectivement embarqué pour un ultime road movie. Mais la référence est franchement hors-sujet : le transport du mort n’est pas subi, ce n’est ni un accident ni un obstacle, mais un acte très volontaire, dans le genre rituel festif. Et il y a bien une petite miss, du genre surdoué, dans le grand bus, et d’autres enfants, adolescents, mais ils n’ont pas les mêmes rêves.


de Rabelais


La référence peut sembler incongrue, mais on commence à s’approcher beaucoup plus de ce fantastique capitaine et de ses grands principes éducatifs. Ses méthodes rejoignent, pleinement et inattendument, l’éducation humaniste préconisée par Rabelais dans Gargantua. Captain / Mortensen recherche une éducation parfaite et complète, pas moins. Elle sera d’abord orientée vers la connaissance, une culture encyclopédique et sans limites, de l’histoire à la biologie et à la littérature, jusqu’à la physique quantique et à l’astrophysique ou à la connaissance de toutes les langues, et dès l’école élémentaire. Ils vénèrent aussi leurs saints laïques (on fête Noam Chomsky, mais pas Noël ...) Et il ne s’agit pas seulement de débiter des grandes théories apprises par cœur, mais d’avoir aussi toutes les capacités d’analyse et de recul par rapport à cet amas de connaissances. On songe alors à l’étonnante scène, où face à ses cousins des villes sidérés et sortant de leurs jeux vidéo, la petite miss développe toute une thèse sur la constitution américaine et ses amendements. Et la culture artistique n’est pas délaissée, tous s’adonneront à la musique, au chant et à tous les instruments.


Et l’ambition du démiurge ne s’arrête pas là – la connaissance, mais aussi et tout autant l’action, le développement permanent du corps à côté de celui de l’esprit – la course, l’escalade, les combats (à armes presque réelles) … et encore la chasse, la culture (celle des plantes à côté de celle des livres), la capacité à cuisiner, à fabriquer ses propres vêtements, à bâtir maisons et cabanes, à assurer tous les gestes de survie, ceux de la médecine et ceux du vol (du vol pénal, pas du vol aviaire), quand sa survie est en jeu.


à Sparte


En réalité l’entraînement professé aux siens par le capitaine est quasiment militaire : les ordres ne sont jamais discutés, les combats ne sont pas simulés, les coups, les blessures, les cicatrices, les risques insensés ne sont que des éléments normaux, banals de cet apprentissage. On n’est pas loin, alors, d’une approche très dictatoriale de l’éducation. L’éducation selon Rabelais, proposée dans l’abbaye de Thélème, répondait à un principe définitif – Fais ce que voudras. Au fin fond de sa forêt, le capitaine n’en est certes pas là.


En réalité il a oublié qu’il lui fallait résoudre une équation à trois inconnues. Dans sa quête de perfection, il a certes répondu à deux grandes exigences : la connaissance et l’action. Mais il a totalement oublié le troisième paramètre : la socialisation. Et de ce point de vue ils sont tous très handicapés, incapables de s’intégrer. On peut songer à la scène de séduction entre son fils aîné et une jeune femme, d’abord effectivement séduite avant que la scène ne finisse par tourner au grotesque.


Le décalage et toutes ses provocations peuvent certes prendre un tour ludique et parfois très drôles – l’arrivée de la tribu à l’église au milieu de la cérémonie, dans leurs accoutrements si singuliers, autour du capitaine dans son beau costume rouge , la sidération d’un vieux couple de touristes le croisant au sortir de son bus, dans son beau costume très naturel en full frontal … Mais ces délires et ces décalages poussés jusqu’au bout tournent effectivement à l’inacceptable – le rejet brutal de toutes les perspectives ouvertes par le fils aîné qui venait de réussir les concours d’entrée à toutes les universités les plus prestigieuses des USA, la mise en danger de mort des enfants dans des entreprises insensées …


La réalisation de Matt Ross, très élaborée, renforce effectivement cette dérive imparable. Les plans (exception faite des plans d’ensemble contemplatifs, comme ceux du bus sillonnant les Etats-Unis) sont le plus souvent très rapides, même pour les mouvements de caméra, souvent filés – au point qu’ils n’isolent jamais les individus et que les six enfants du capitaine (sauf peut-être le fils aîné, déjà un peu détaché) sont extrêmement difficiles à individualiser. En réalité et malgré leurs prénoms uniques destinés à marquer leurs singularités, ils n’ont pas d’individualité, ce ne sont que les membres, brillants mais indifférenciés de la tribu. L’épanouissement personnel n’y est pas de mise.


La radicalité tourne vraiment à la tyrannie – mais des failles peu à peu commencent à se creuser. C’est le capitaine lui-même qui finit par reconnaître face à sa belle-famille qui venait de les accueillir, après maints incidents, cocasses (les enfants, très jeunes, finissant allègrement la bouteille de vin) ou brutaux, qu’il avait eu tort de ne pas respecter leurs valeurs et leur mode de vie. C’est un de ses fils qui commence à se rebeller. C’est une apparence que l’on commence à modifier, la barbe d’homme des bois qu’on finit par sacrifier.


Captain Fantastic est effectivement un récit d’initiation- mais d’une initiation paradoxale. En fait elle touche d’abord, et très profondément … le maître, qui finit par admettre, sans l’étaler, cette nécessité de s’ouvrir à l’autre. Et les ultimes images sont aussi belles que positives –


l’image d’une grande maison (certes pas perdue dans la jungle urbaine), mais installée au cœur d’une clairière parfaitement dégagée (et non dans la jungle impénétrable), ou l’image des enfants, épanouis, partant à présent sur la route et sans contraintes à la rencontre du monde.

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le 22 oct. 2016

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