En 2013, Bruno Dumont présentait sa version anti-star system de Camille Claudel, la célèbre sculptrice. Faisant le choix de la présenter oisive et enfermée, Dumont fait appel à Juliette Binoche et la confronte à des acteurs non-professionnels, de vrais handicapés mentaux. Choisie pour son courage tout relatif, celui de lui avoir laissé un message sur son répondeur pour dire son désir de travailler avec lui, Binoche est mise à nue sans pour autant dépasser une certaine outrance du jeu, propre aussi à l’univers outrageux de Dumont.


D’emblée, le film de Bruno Dumont s’écarte de la forme classique du Biopic. « L’idée d’écrire un scénario avec rien, ça me plaisait. Je fais un film avec quelqu’un qui passe son temps à ne pas faire grand-chose et ça me plaisait, cinématographiquement », écrira Bruno Dumont à propos du film. On est donc loin de la représentation de la sculptrice acharnée, amoureuse et muse présentée par Bruno Nuytten dans Camille Claudel en 1987 et interprétée par Isabelle Adjani. Ici, Camille Claudel est prise sous l’angle de l’empêchement, alors qu’elle tente de fuir l’endroit où elle mourra finalement quelques années plus tard. On ne la suit d’ailleurs que sur une année, présentée dans le titre du film : 1915. On voit donc ici filmée une artiste déchue de son piédestal. C’est d’ailleurs aussi dans le dénuement que se présente l’interprète de Camille Claudel, Juliette Binoche, seule actrice « professionnelle » du film, qui se trouve confrontée à un rôle singulier, sans repères. Emprisonnée, sans que les raisons réelles en soient motivées, Camille Claudel tente de prouver qu’elle n’est pas folle. Entourée de vrais patients, de vraies-fausses nonnes, Juliette Binoche joue un personnage égaré, en proie à l’indifférence. En témoigne une scène bouleversante où Camille lit une lettre envoyée à son frère, Paul Claudel, qu’elle attend indéfiniment. Une lettre où elle s’évertue à prouver qu’elle peut sortir et à laquelle elle ne trouvera aucun écho. Ici, Dumont étire le temps, confronte les êtres, dérange, bouscule. Le cadre est fixe, il emprisonne de plus en plus ce petit corps fragile confronté à une folie qui la fait peu à peu régresser. Confrontant cette incursion dans la vie réelle, mais peu connue, de Camille Claudel à la réalité du quotidien (replacé dans son contexte mais avec ses véritables pensionnaires de 2013) d’un asile, le film opte pour un parti pris radical et dérangeant où Camille Claudel est de chaque plan ou presque. Quand il aborde l’obsession de Paul Claudel pour la religion, on sent poindre aussi la propre obsession de Bruno Dumont pour le religieux (La vie de Jésus, Hors Satan)


Camille Claudel 1915, sous ses airs excessifs, est aussi un film austère (plans magnifiques, tableaux froids et univers carcéral), exigeant (car jusqu’auboutiste) qui confrontera deux êtres extrêmement opposés et pourtant fraternels dans une scène marquante : Camille et Paul Claudel. La quête de la vérité de Dumont n’est pas toujours heureuse, tant l’artifice se fait aussi sentir quand, dans une même scène, Binoche passe du rire aux larmes avec une facilité confondante, mais en réalité calculée. La réussite du film tient en son choix de filmer une femme prise au cœur de maux terrestres (la maladie, la folie) à laquelle son frère oppose une grâce divine qui l’éloigne lui-même de la vie. Un dialogue de sourds pour une première partie muette, dialogue qui pourtant donne raison à Camille, à sa force, à sa faiblesse et à son regard plein d’une humanité disparue, rabaissée, oubliée à laquelle en cette année 1915 elle cherche encore en vain à s’accrocher.


Dernier drame avant la comédie


Bruno Dumont a depuis abandonné les drames pour se tourner vers la comédie avec un ton comme toujours, radical. En effet, après P’itit Quinquin découpé en plusieurs épisodes, sorte de polar délirant où se mêlaient des figures du Nord bien amochées avec un comique particulier qui se joue de la diction des personnages, de leur démarche, de leur décalage avec les comportements attendus de par leur fonction, le réalisateur renoue avec cette forme dans Ma Loute qui met en scène de mystérieuses disparitions pour lesquelles l’inspecteur Machin (tout un programme) mène l’enquête. Le ton est désormais donné : Dumont expérimente « le burlesque (…) la cocasserie » pour nous « tendre un miroir déformant de nous-mêmes ».

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le 18 juil. 2018

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eloch

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