De prime abord, Bunny Lake a disparu renoue avec la tradition du Preminger intimiste, à l'action resserrée, après la série de fresques imposantes que constituèrent Exodus, Tempête à Washington ou Le Cardinal. Cette apparence entre en conflit avec l'évidence de la peinture prismatique précédemment développée par l'auteur de Laura, sans forcément que les deux registres ne se révèlent incompatibles. Tout commence dans l'ordinaire et la précipitation d'une journée d'emménagement. Ann Lake, fraîchement débarquée d'Amérique, et son frère Steven, journaliste en poste en Grande-Bretagne depuis peu, s'installent dans leur nouvel appartement de Londres et s'affairent, chacun de leur côté, aux tâches de circonstance. C’est la rentrée scolaire, et pour arriver à temps et accueillir les déménageurs, Ann dépose en hâte sa petite fille Bunny à l'école avant l'heure, demandant à la cuisinière de la surveiller jusqu'à l'arrivée des professeurs. Mais à midi, lorsqu’elle revient la chercher, la fillette demeure mystérieusement introuvable. L'inspecteur Newhouse, envoyé sur les lieux, ouvre une enquête dont les premiers développements font germer le doute quant à l'existence effective de l'enfant perdue, et s’interrogent par là même sur la santé mentale de la jeune femme affolée, que les indices accablent. À plusieurs reprises en effet, la présence physique de la petite fille est contredite par la disparition d’un accessoire, l’incohérence d’un détail ou la déclaration d'une tierce personne. Aucun témoin oculaire ne peut attester l’avoir jamais vue au sein de l'établissement, à commencer par le spectateur, bien que la mise en scène puisse en toute bonne foi l'amener à soutenir le contraire. Rendu à ce stade de l’énoncé narratif, il faut conseiller à l’imprudent lecteur qui n’aurait pas vu le film de ne surtout pas s’aventurer plus avant dans ces lignes. Bunny Lake a disparu est en effet fondé sur un twist qui survient à son terme, rééclairant totalement le sens des évènements qui l’amènent, et dont la révélation doit être préservée afin de ne pas écorner le plaisir du visionnage.


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On est d'emblée captivé par l'aisance de la narration, par la façon dont elle maintient un climat énigmatique autour du frère et de la sœur : il en sourd l'idée d'une complicité apitoyée, sans qu'on puisse vraiment savoir en quel sens elle s'exerce. Car Bunny, on l'apprend peu à peu à la faveur d’une mosaïque de témoignages où s'affrontent des égoïsmes inconciliables, fut d'abord une compagne imaginaire de sa mère, puis une poupée qui porta le même nom. Pendant les deux premiers tiers de l'intrigue, le suspense réside dans la mise en crise de l'affirmation formulée par le titre, que le générique de Saul Bass fait d'ailleurs apparaître à l'écran dans une typographie déjà à demi effacée, par le biais d'une suite de cartons dramatisant le motif de la déchirure, tant sur le plan visuel que sonore. L'épreuve intime endurée par l'héroïne prend vite l'allure d'un véritable cauchemar éveillé ; les situations les plus réalistes se voient insidieusement colorées par un onirisme diffus et retors ; le cache-cache général se construit sur les entrées et sorties successives de figures plus ou moins inquiétantes, à l’image du bailleur excentrique qui vient rendre à Ann une visite de courtoisie inopinée : poète ivrogne, sadomasochiste, chérissant avec ironie un crâne de Sade, et qui en passant se ferait volontiers flageller par des policiers. Montée sur dolly, la caméra s'approprie le moindre espace avec aisance et naturel, tout en mouvements complexes et en glissandos savants, mais sans jamais entrer dans un rapport de concurrence avec les acteurs, qui demeurent le centre nodal de toutes les préoccupations du cinéaste. Bunny Lake a disparu n'est pas sans évoquer quelques-uns des moments privilégiés de Laura ou de Mark Dixon, Détective : art de susciter la tension par de légers battements d’appareil, par des plans dont l’amorce captive chaque fois en faisant s’interroger sur sa résolution, par un décadrage subtil des comédiens, travellings sinueux qui créent le charme et le rompent à mesure, donnant ainsi le sentiment assez angoissant de la précarité des êtres et des objets montrés, qui semblent lâchés, poussés, repris comme par la main d'un destin occulte. Preminger est ce joueur malicieux qui sans doute aime à jouir du trouble qu'il installe en chaque scène, avec quoi il laisse ses personnages se débattre et dont, souvent, il les fait porteurs. Sa mesure, sa modestie, sa discrétion témoignent ici d'un style qui radicalise la dimension directive de l’image, et dont l'élégance et la perfection forment la racine invisible du moindre développement dramatique.


L’histoire nous fait vibrer à l'unisson d'une femme-enfant meurtrie et farouche, au sein d'une ville si férocement crayonnée que l’incongru peut y jaillir d'un simple embarras de voitures devant un théâtre. Ce Londres des années soixante, encore incrusté de suie, est un environnement moderne assez froid, triste, où les évènements paraissent tour à tour anecdotiques, faits divers, hyperboliques, sensationnels, un peu abstraits. Ann, elle, est de ces solitaires qui voient le monde se liguer contre eux. L’intensité fragile et touchante et le très convaincant chagrin qui caractérisent l’interprétation de Carol Lynley (par ailleurs fort jolie) concourent de façon décisive à la configuration paranoïaque du drame. Lors d’un passage caractéristique, Ann rencontre un réparateur, vieux bonhomme fantasmagorique qui, dans la pénombre, la prend pour une fillette en quête de son enfant (sa poupée). Puis, lorsque le criminel l'a assommée, elle se retrouve dans un hôpital et s'en évade par les sous-sols, témoignant soudain d'une énergie bestiale sous ses dehors de somnambule : la somptuosité symphonique de cette séquence égale celle des autres descentes eux enfers qui ponctuent tant de films de Preminger, lorsqu'un personnage, en quête de sa vérité, va en des lieux inconnus se trouver devant ce que nie sa plus obscure mémoire (Gene Tierney dans Le Mystérieux Docteur Korvo, Sal Mineo dans Exodus, Don Murray dans Tempête à Washington). Au sommet de la pyramide, la vieille directrice se délecte des fictions embryonnaires que lui ressassent ses disques de cauchemars enfantins. Cachant avec soin sa profonde motivation sadique, elle n'en est pas moins d'une lucidité aiguë face à Steven, lequel n’en manque pas à son tour pour dénoncer une employée qui, par crainte du scandale, a effacé toute trace de l'entrée de Bunny au jardin d'enfants. Quant à Ann, la frénésie factice qu'elle apporte à prolonger la cérémonie puérile qui assurera sa délivrance ne peut égarer sur la longue ambivalence de ses sentiments, ou plus exactement sur la passion parfaitement inoffensive où elle-même reste murée : le gros plan final la montre renvoyée à son essence, son visage se confondant tendrement avec celui de sa poupée. Lorsqu’elle raconte la naissance de Bunny à l’inspecteur sceptique, elle s’entend demander : "Et qu’en a pensé le père ?" Elle répond d’abord "My father ?". Lapsus typique de la situation subconsciente favorite des héroïnes d’Un si Doux Visage et de Bonjour Tristesse. Sous la très relative sérénité due à la disparition (elle-même "démentielle") de ce père, Bunny Lake a disparu s’affirme donc comme l’un des opus les plus obsessionnels de son auteur.


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La force du film et son véritable enjeu résident dans le fait de relancer sans cesse l'équivoque entre ce qui relève du leurre ou de la trace, du réel ou du fantasme, du désir ou du visible. À l’intérieur de ses grands desseins manipulateurs, le cinéaste explore l’incertitude. Point aveugle d'un récit enfiévré et agité, Bunny n'accède à la pleine matérialisation que dans les dernières séquences, comme par enchantement (son ravisseur la sort tout simplement du coffre de sa voiture de sport), ignorant avec à-propos les lois élémentaires de la vraisemblance, tandis que la mise en scène et la scénographie semblent gagnées par un pur fantastique psychologique, se développant scrupuleusement en deçà de toute codification stricte et balisée. Dès le premier plan pourtant, tout est posé et résolu. Troublant car, à revoir le film, on perçoit la clé de l’ouverture, qui est littérale et explicite : Steven entre dans le champ. Dans son mouvement il va vers un but, achève une activité. Il ramasse un ourson en peluche, effaçant la dernière marque d’une action dont il arrive. Malgré un ancrage immédiat dans le quotidien londonien, l’œuvre est peu à peu contaminée par la nuit d'un autre temps et par l'écho lointain mais tenace du pandémonium d'une enfance maladive. Celui où les masques et totems africains qui ornent l’appartement d’Ann et Steven soulignent une menace extérieure et sauvage. Comme dans un mauvais rêve, la netteté de la dramaturgie distille un flou relationnel et identitaire généralisé. Ainsi le sérieux Newhouse, soupçonneux mais bienveillant, endosse le rôle paternel dès que les circonstances portent au jour la véritable nature des liens entre Ann et Steven, qui ne sont pas époux comme les apparences l'avaient jusqu'ici laissé entendre. Paraissant agir sous l'emprise de l'hypnose, le frère incestueux devient alors l'ogre au visage d'ange qui achève d'impulser au film sa tonalité particulière de conte horrifique. C’est lui qui insuffle à la conclusion des accents de théâtre pulsionnel et régressif, de transe vaudoue et sacrificielle à laquelle échappe de justesse la petite Bunny. Ce dénouement décrit aussi l'impasse où les héros ont longtemps vécu et dont ils tentent de s'évader en niant la pesanteur, au cours de deux scènes d'une stridence symétrique où le trampoline mâle précède l'escarpolette femelle, tout comme dans l'acte d'amour. Pourtant, même à compter du moment où le doute sur l'existence de Bunny est objectivement levé, il ne suffit plus de la voir pour y croire. La fillette existe et n'existe pas à la fois ; lorsqu'elle accède au visible, il est déjà trop tard pour compter sur un quelconque effet de résolution doté d'un impact véritable, puisqu'on a bien compris qu'elle est l'enfant qu'Ann et Steven n'auront jamais eu ensemble, et que c'est précisément là que réside le fin mot de l'histoire. L'ultime réplique de Newhouse va dans le même sens, qui renvoie verbalement la mère et la fille au sommeil, c'est-à-dire quelque part dans les limbes, dans les marges flottantes et fluctuantes de la représentation, là où s'origine le sortilège essentiel du cinéma d'Otto Preminger.


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le 3 janv. 2016

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