Que la gentillesse n’est pas toujours aimante

Il n'y a pas grand-chose que j'aie à dire sur le film en tant que tel.
Il m'a paru plutôt médiocre, quoique exécuté avec bonne volonté. Les comédiens sont honnêtement investis dans leur rôle, et l'envie est manifeste de dresser un vrai portrait de personnage en traitant un sujet difficile, forcément épidermique tant il agresse inévitablement le spectateur sur le plan sensoriel et émotionnel – il est question de violence incontrôlable née d'un traumatisme chez une petite fille, et les scènes de crises et de hurlements prennent le temps d'être insupportables. Ce qui n'empêche malheureusement pas le film d'être péniblement routinier dans sa narration et de ressembler à peu près à tous les niveaux – celui de la mise en scène en particulier – à une quelconque commande téléfilmique d'Arte.


Mais il n'y aurait aucune raison que j'écrive si le film ne m'avait inspiré que de si pauvres pensées. Non, en réalité, j'apprécie avoir eu l'occasion de croiser ce film, car il m'aura permis de mettre au jour et de démêler une lourde confusion dont je crois bien que j'étais moi-même porteur, tant le film pour sa part commet cette confusion avec un excès qui la rend assez immanquable. Pour faire bref : c'est un film qui voudrait parler d'amour (celui dont la petite a besoin, celui que sa mère ne sait pas lui donner, celui que l'éducateur spécialisé va tenter de lui donner) mais qui ne comprend – me semble-t-il – à peu près rien à ce qu'est l'amour, et qui le confond avec une espèce de molle affabilité.


Il s'agit d'un film dont les ressorts implicites sont si cruellement individualistes et égocentriques, que toutes ses tentatives pour produire un propos sur l'amour ou l'altruisme échouent dans des situations et des conclusions parfois littéralement choquantes d'extravagance et de sottise. Et puisque je ne pourrai détailler les motifs qui m'amènent à cette affirmation sans parler du contenu de scènes pour certaines très avancées dans l'histoire, que je prévienne d'abord que le moment est venu de fuir pour qui voudrait la découvrir d'un œil vierge.


Allons, donc.
Il s'agit d'un film dans lequel tous les adultes semblent convaincus qu'offrir à cette petite fille abîmée et dangereusement violente l'amour dont elle a besoin consiste à rester près d'elle avec un sourire béat, en la regardant telle une mignonne petite chose en sucre : comme si à force de la regarder telle une mignonne petite chose en sucre, elle allait finir par en devenir une. Tous semblent convaincus du bien-fondé de la placer au contact d'autres enfants voire à plusieurs reprises – et sciemment – au contact de bébés : il s'agit semble-t-il d'espérer que tout ira pour le mieux si on lui montre qu'on lui fait confiance en la traitant comme n'importe quelle petite fille, en feignant que rien ne risque de dégénérer. Puis, surtout, tous semblent convaincus de l'absolue nécessité de ne jamais s'énerver contre elle, de ne jamais la gronder, Benni étant une enfant à cajoler avec les précautions qu'on prendrait à cajoler de la nitroglycérine.


À mi-film à peu près, cela mène notamment à cette scène tout droit sortie de la onzième dimension, pendant laquelle Benni se voit dresser une haie d'honneur pour son anniversaire afin de lui remonter le moral, après qu'elle a (lors de la scène immédiatement précédente) fracassé le crâne d'un petit Justin sur la patinoire en l'y cognant jusqu'à ce qu'il soit à moitié vidé de son sang.


D'ailleurs, et la chose est symptomatique : de ce petit Justin, il ne sera plus fait mention qu'une fois, pour nous informer qu'il n'a pas succombé à ses blessures, puis il n'en sera. plus. jamais. question. L'insolente légèreté avec laquelle ce petit personnage est traité puis éclipsé semble si flagrante que j'en étais à me demander s'il y avait là un effet recherché d'intention délibérée.


Tout autre enfant au sein du film semble être relégué au rang d'expédient narratif servant à illustrer les sautes d'humeur de Benni. Aucun, sinon elle, n'a d'existence propre. Et cela n'est pas simplement affaire de superficialité narrative : c'est le révélateur de l'égocentrisme à l'œuvre au cœur de ce que le film pense être l'amour. Puisque aimer Benni, c'est se montrer gentil avec sa petite personne, eh bien aimer Benni consistera à mettre à disposition tous les moyens nécessaires à valoriser sa petite personne – lesdits moyens fussent-ils d'autres enfants qu'elle met en danger. Et si l'inconscience à peu près criminelle avec laquelle les adultes de ce film semblent trouver mignon de laisser Benni jouer avec des nourrissons apparaîtra pour ce qu'elle est à toute personne sensée (entendez par là : toute personne capable de concevoir la nécessité de conjuguer le soin et la protection des autres enfants au soin et à la protection dont a besoin cette enfant cassée qu'est Benni), le film donne à voir tout cela quant à lui comme une manière légitime de lui offrir la possibilité de se sentir normale.


L'individualisme à ce stade devient proprement délirant.


Et puisque, dans cette conception malade de l'amour que le film décline sans sembler jamais réaliser combien elle est malade, aimer Benni consiste à essayer d'établir autour d'elle une bulle de cajoleries où tout – jusqu'au titre du film ! – est là pour Benni et en vue de Benni, pas un seul adulte ne se rend capable, à défaut de suffisamment l'aimer, ne serait-ce que de suffisamment respecter en elle un être doué d'intelligence pour pouvoir la mettre face à ses actes et l'entretenir du fait qu'elle n'a pas le droit d'infliger du mal au prétexte qu'elle a mal. Personne ici ne considère un instant qu'aimer un enfant, ce puisse être œuvrer à lui offrir les moyens de se constituer comme auteur de son existence et de ses actes.


— Autrement dit : lui offrir les moyens de sa liberté et, pour cela, les moyens de concevoir sa responsabilité et la justice ou l'injustice de ses actes.


Il est tout de même sidérant, à y penser deux minutes, que dans un film dont la petite protagoniste manque de tuer un enfant et en met régulièrement plusieurs autres en danger, la gravité de ses comportements ne semble jamais ne serait-ce que commencer à faire question ! Alors que rien plus que l'amour ne commande de placer un être aimé face à ses responsabilités : car c'est encore le moindre égard dû à son intelligence que de ne pas le priver d'une occasion de comprendre le mal qu'il a commis pour y puiser la puissance de désirer le bien. L'en priver, c'est le priver de pouvoir s'élever. Quoi de pire que de priver de s'élever une enfant que la souffrance tient déjà clouée au sol la moitié de ses jours ? Et tout l'en prive, dans la molle gentillesse faussement protectrice et authentiquement falsificatrice des adultes qui l'entourent et qui s'efforcent de pousser sous le tapis la poussière du mal qu'elle a chevillé au corps.


Vient le dénouement du film qui, après avoir longuement tourné en rond sans avancer d'un iota ni réussir à produire d'idée pertinente dans ce piétinement, finit purement et simplement par péter une durite et basculer d'une représentation malade de l'amour à... une représentation pimpante de la souffrance :


Benni prend ses jambes à son cou au milieu d'un aéroport, jette au sol en passant une poussette où se trouve un bébé (dans le flot de la scène, cela semble presque censé ressembler à un sympathique et fruité petit brin de folie), puis court dans la lumière, un sourire grandissant sur son visage radieux, et saute si fort qu'elle en fêle l'écran devant lequel se trouve le spectateur, à qui l'on balance pour conclure... I Got No, I Got Life de Nina Simone !


La souffrance et la violence de cette petite fille ne sont donc même plus un mal : les voilà rhabillées en vent frais de liberté soufflant sur des genoux écorchés ; en expression pétillante et acidulée d'une bien jolie personnalité débordante d'élan vital ! Vous auriez cru que sa liberté, Benni devait la construire en apprenant comment cesser d'être l'esclave de la souffrance par laquelle elle se détruit elle-même et de la violence par laquelle elle détruit les autres ? Que nenni ! Voici : sa souffrance, sa violence, ce sont sa liberté ! Elle les a nichés au sein de son petit être à la façon dont Nina Simone chantait avoir pour elle son cœur, son âme, ses os et son sang. Et qu'on la laisse les faire sortir sans entrave, voilà qu'elle sourit comme un soleil. Mesdames et messieurs, Harley Quinn est dans la place !


Sincèrement, il est difficile de départager ce qui l'emporte dans cette dernière scène entre «surréaliste» et «à côté de la plaque».


Mais ç'aura été pour moi l'occasion d'un éclaircissement de tout premier ordre : la gentillesse en matière pédagogique (et par-delà cela, sans doute, même envers les adultes) n'est aimante que lorsqu'elle contribue à tendre à un enfant les moyens matériels, affectifs, intellectuels ou moraux de son autonomie et de sa maturation. Elle est une lâcheté dès qu’elle l'en prive.


Edit/ Merci à @Fleming de m'avoir indiqué plus bas ce qui est manifestement une mauvaise interprétation de ma part concernant la dernière scène, puisque...


... la fêlure ne serait donc pas celle de l'écran mais celle d'une baie vitrée de l'aéroport à travers laquelle Benni se jette, commettant ainsi un suicide tout sourire. Il me faut avouer que plus j'y repense, plus ce choix de mise en scène me paraît confus : la fêlure semble bien être appliquée à l'écran, pas à une baie vitrée, et l'idée qu'il s'agissait d'une scène de suicide ne m'avait pas un instant traversé l'esprit. Mais à vrai dire, si cela signifie le cas échéant que le fin mot du film consiste à romantiser le suicide d'une petite fille comme une délivrance, c'est me semble-t-il encore bien pire que ce que j'y avais perçu.

trineor
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le 1 juil. 2020

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