La première fois où j’ai abdiqué devant la puissance évocatrice d’un film et la résonance qu’il a pu avoir en moi c’était le 1er juillet 2018, date de mon premier visionnage de 2001, l’Odyssée de l’Espace. Le genre de visionnage qui vous marque. C’était l’été, on m’avait toujours dit que c’était un film à voir sur un écran de cinéma mais mon envie de découvrir ce film qui me paraissait si intriguant l’avait emporté sur ma patience de trouver une salle qui le projetait. Je l’avais donc lancé sur ma télévision 32 pouces, et j’ai fini émerveillé par ce que je venais de voir. 2001, par sa magnificence et sa profondeur, avait réussi à me faire passer outre ma frustration de la contrainte matérielle et sa dernière demie-heure restera pour toujours gravée dans ma mémoire, comme les minutes les plus intenses de ma vie de spectateur. L’expérience avait été telle que j’ai immédiatement placé 2001, l’Odyssée de l’Espace au panthéon de mon jusqu’alors jeune parcours de cinéphile. Ce long-métrage aura marqué de son empreinte tout un pan de ma vie et plus que ça, il aura structuré une partie de mon rapport à l’art.


Globalement, lorsque je jette un oeil à la liste de mes films préférés, je peux les classer selon plusieurs catégories : ceux qui m’ont permis un certain éveil spirituel ou politique; ceux qui m’ont marqué de par leur excellence voire leur perfection technique/scénaristique — qui font du cinéma un art si spectaculaire — et ceux qui ont touché mon âme à travers leur traitement de sujets qui m’obsèdent ou qui ont trouvé une résonance particulière selon mon parcours de vie. Le film dont fait l’objet cette critique fait indubitablement partie de la troisième catégorie. Rien ne se passe vraiment dans As I Was Moving Ahead, Occasionnally I Saw Brief Glimpses of Beauty (que je vais raccourcir en « Moving Ahead » pour le reste de ma critique, pour des raisons évidentes), il s’agit seulement d’un enchainement de vidéos d’archives filmées par Jonas Mekas, figure emblématique du cinéma underground, qui a collectionné des centaines de petits moments de vie avec sa Bolex pendant tout le dernier quart du vingtième siècle. Dès le début, le réalisateur nous explique sa méthode de travail pour le montage de son film : pas de ligne directrice, il prend arbitrairement des bobines de films selon leur rangement dans son armoire et fait ses raccords en fonction de l’importance des moments filmés à ses yeux. Le réalisateur prend la parole très souvent tout au long du film, enrichissant ce dernier de petits commentaires sur la démarche d’entreprendre une oeuvre comme celle-ci et de réflexions sur ce qu’elle peut apporter au monde. Il nous fait part de ses doutes, de sa peur que tout ces petits bouts de vie collés ensemble soient incompris par le spectateur mais aussi de la mélancolie qui le touche au fur et à mesure qu’il assiste impuissant au défilement de ces trois dernières décennies vécues. J’ai été particulièrement touché par le passage où il s’adresse à son dictaphone et décrit son ressenti à quelques minutes du passage à l’an 2000, comme si l’arrivée du nouveau millénaire marquait la fin de l’époque de tous les souvenirs dans lesquels il se perd chaque nuit. Il y a quelque chose de fascinant dans le fait de voir passer 30 années de la vie d’un homme en à peine 5 heures, mais ce serait mentir de dire que chaque séquence a résonné en moi.


C’est ici que je vais faire une petite pause dans ma critique pour pouvoir expliquer ce que Moving Ahead a créé en moi, et pourquoi je le considère maintenant comme ma meilleure expérience devant un film de toute ma vie (oui, encore plus que 2001). Au début de l’année je ressortais les vieilles cassettes vidéos filmées par mon père de l’aube des années 2000 à la moitié des années 2010, des dizaines d’heures enregistrées sur pellicule que je n’avais pas revues depuis quelques années maintenant (peut-être était-ce inconsciemment une action pour me préparer au visionnage de Moving Ahead, mais je dois dire que ça m’a beaucoup aidé à rentrer dans le film). Il m’a fallu plusieurs semaines pour en arriver à bout, et j’avoue qu’elles m’ont fait beaucoup de bien dans cette période que je trouvais particulièrement bizarre et anxiogène. J’ai certainement forcé inconsciemment cet alignement des planètes comme je le disais plus tôt, mais revoir ce résumé de ma vie, de la même manière que Jonas Mekas revoyait le sien m’a donné les clés pour adhérer à l’expérimentation de son film. J’ai saisi ce pourquoi le réalisateur lituanien avait entrepris ce travail si long et impudique : la puissance de son propos est universelle. Il passe une certaine partie du film à s’excuser, à dire qu’il ne raconte rien, mais tous ces souvenirs parvenant au spectateur par fragments sont témoins de deux thèmes qui transcendent Moving Ahead (et qui sont omniprésents dans la plupart des cartons qui parsèment le film) : l’extase et la beauté.


C’est un chef-d’oeuvre du rien, qui brille et vient toucher le spectateur de par la simplicité et l’infinie positivité de son propos sur la vie, dont le titre en est l’expression la plus éclatante : Alors que j’allais de l’avant, j’ai parfois vu de brefs aperçus de la beauté. L’être humain vit pour expérimenter et assister à la beauté de ces petites choses, ces moments d’extase où l’on aimerait figer le temps. Alors que je regardais le film, un autre film se construisait dans mon esprit où j’y incorporais mes propres souvenirs, mes propres sensations issus de mon vécu, et lorsque ceux-ci coïncidaient avec ceux dépeints dans Moving Ahead — même vaguement — le frisson provoqué par l’identification et le rappel de ces expériences enfouies a été la chose la plus forte que j’ai pu ressentir avec le cinéma. Une oeuvre sensorielle totale. Tout le monde ne réagira pas de la même façon à ces témoignages d’étés caniculaires où l’on fait la sieste avec le chat, de neige recouvrant Central Park un hiver 80, de balades dans la nature loin de chez soi, de la naissance d’un enfant, de fêtes arrosées avec des amis de la famille se terminant jusque tard dans la nuit et de tous les autres petits miracles que Jonas Mekas a pu capter et imprimer à jamais dans ce film. Mais tout le monde sera touché par la sincérité et l’humilité du réalisateur évoquant à demi-mot avec sa voix fébrile de vieillard l’intense mélancolie qu’il ressent à voir défiler tout ces moments d’extase qui ont fait de sa vie et de la vie en général quelque chose de beau.


J’ai l’impression d’avoir rien et tout dit dans cette critique, mais Moving Ahead est une oeuvre tellement spéciale dans sa forme qu’une analyse n’aurait pas été le choix le plus judicieux. J’aurais peut-être aimé que certaines séquence soient plus longues et raccordées moins brutalement pour profiter davantage de la beauté de quelques souvenirs mais c’est de l’ordre du pinaillage. Bref, merci monsieur Mekas de nous avoir laissé accéder à ces trente années de votre vie, moins merci pour le fait qu’à partir de maintenant je vais devoir prononcer l’interminable nom de votre film à chaque fois que l'on me demandera quel est mon film préféré.

nathancarron
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le 3 mai 2021

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