Il est tard dans la nuit. Le vieil homme est assis, assemble, désassemble des images. Des images d'une vie, avançant devant nous avec la beauté d'une évidence. Un jour, Jonas Mekas a saisi sa caméra, il a filmé ce qu'il y avait devant lui : les fleurs, la neige, la pluie, l'eau sur le rebord des branches. Ses enfants, sa femme, un pique-nique à Central Park. Il a filmé sa vie, et il ne s'est plus jamais arrêté de filmer. Puis il a rangé ces images, et un soir, il les a redécouverte, les a monté. Sans ordre particulier. Avec, pour seul lien, cette voix, éraillée par le temps, et son accent à la saveur si particulière.


Ce que Mekas cherche à donner à voir, c'est le bonheur, ce "paradise" qui habite les mots, ce sentiment d'extase ininterrompu qui surgit au bilan d'une vie. Les images n'y sont que des éclats, fugaces, instantanés, qui n'ont jamais le temps de s'installer totalement ; et pourtant, elles marquent, elles s'inscrivent dans une histoire, dans un vécu. C'est comme si elles avaient toujours été là, comme si elles ne pourraient jamais partir, comme si elles s'étaient figées éternellement. Plus que le bilan compressé de sa vie, l'oeuvre apparaît comme un véritable manifeste artistique. Un film politique, dira Mekas en substance. Car jamais ce qu'on voit là n'a été filmé ainsi, jamais le bonheur ne fut saisi au cinéma de manière aussi libre et novatrice. Mais c'est surtout un film qui donne comme une ivresse, qui fait ressentir comme l'ivresse d'exister, cette chose simple et pourtant mystérieuse auquel Mekas restitue toute la tessiture.


Mekas filme sa vie, subjectivement, intensément, telle qu'il la voit devant ses yeux, et il saisit tout, vraiment tout du cinéma, il saisit la beauté, et c'est comme ma vie à moi qu'il arrive à saisir. Je sens l'herbe entre mes doigts, il a 90 ans, il filme sa fille qui danse sur la parquet, et moi je me sens comme son père et je n'ai que 18 ans. C'est dingue, c'est un film dingue, avec des images uniques. Que des bribes, des fulgurances, des plans qui sautent pendant cinq heures. C'est peut-être le film avec le plus grand nombre de plans au monde, non ? Quoiqu'il en soit, tout y est unique, tout y est nouveau, et pourtant simple, évident, généreux, épuisant et doux.


Ce qui est exceptionnel, c'est que le film est à la fois contemplatif et enragé. En quête à la fois de l'éternité du bonheur et de la nouveauté. Une fois réunies, les images y forment l'essence d'une vie, un absolu extatique et universel - qui tend à laisser voir que le bonheur a toujours été là, alors qu'il ne fut que bribes, que brief glimpses aussitôt arrivées, aussitôt saisies qu'elles furent disparues. Mais, "by chance", dira t-il, ces images sont là. Imparfaites, brinquebalantes, éphémères, échappant au temps et diluées parmi les autres. Ce qu'il révèle d'elles, au fin fond de la nuit new-yorkaise, c'est un morceau d'éternité. De sublime éternité.

B-Lyndon
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le 11 févr. 2015

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B-Lyndon

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