Grand film qu'est Annie Colère, tellement passé sous silence alors qu'il développe intelligemment son thème principal avec une mise en scène sobre et élégante, qui n'hésite pas à radicalement changer dans son rythme entre ses deux parties pour développer des messages beaucoup plus différents les uns des autres.


Sa première partie laisse clairement place à l'intimisme, à la manière dont les femmes doivent se cacher misérablement pour pouvoir avorter. Mais à une femme en particulier, vivant dans la précarité et devant s'occuper de deux enfants. Le contexte social dans lequel Blandine Lenoir introduit ses personnages est très intéressant, car on comprend qu'il s'agit d'une classe prolétaire, de femmes qui travaillent à l'usine, et qui ont du mal à avoir accès à des soins qui leur couterait trop cher, au delà de l'illégalité de l'avortement à l'époque. C'est par exemple la première question que pose Annie, superbement interprétée, une fois de plus, par Laure Calamy, sur combien est ce que l'intervention coûte. Ces petits détails qui plongent le film dans une ambiance très pesante et malheureuse est très efficace. Comme l'ambiance dans sa maison, qui en quelques plans installe déjà une atmosphère qui nous parâit très vite familière, on ne se sent pas éloigné de ce qui se déroule : l'amitié avec la voisine, la relation avec les enfants, le mari.. Rien n'est trop ajouté, tout est subtilement montré pour nous faire ressentir l'essentiel.


Et que dire de la scène d'avortement.. Le montage, la durée de la scène, les regards des femmes se soutenant sans dire un mot, tout est d'une justesse. La séquence devient terrible et en même temps si magnifique dans la façon dont filme Blandine Lenoir, avec ses plans épaules rapprochés, qui n'usent jamais de trop de plans, et laissent passer le temps réel de l'avortement, et c'est parfois insoutenable, on a peur et mal pour le personnage. C'est juste brillant. S'ensuit ce même type de mise en scène pendant encore pas mal de temps dans le film, ce qui peut lui donner parfois une sensation de redondance, mais les différents types de femmes venant avorter apportent aussi un message et un contexte qui s'émancipe et prend de l'ampleur : au début ce sont des femmes prolétaires, puis des femmes battues voire violées (sous entendues, jamais explicitement dits), ou bien même des mineures qui se voient comme des mauvaises personnes. C'est subtil et jamais lourd, hormis peut être une séquence un peu forceuse avec le médecin, expliquant que c'est après qu'une femme se soit suicidée qu'il a décidé de militer pour l'avortement. Une séquence qui n'avait peut-être pas sa place dans un film qui joue perpétuellement dans la subtilité avec les regards des femmes, mais aussi ceux des hommes, qui ne sont pas laissés à l'abandon et ont traitement aussi nuancé, loin du manichéisme dans lequel on pourrait tomber avec un sujet comme celui-ci.


Et c'est aussi toute la force de la deuxième partie du film, qui laisse de coté l'intime pour se concentrer sur la montée de l'esprit militant d'Annie, au début filmée comme une héroïne, avec une ambition forte, mais qui finit vite par virer à l'obsession. Cela influe donc sur sa famille, sa relation avec son mari qui ne comprend pas, qui n'arrive pas à suivre son combat, sans pour autant la rejeter. Ca influe aussi sur son caractère, qui manque parfois de nuance, qui a du mal à écouter la rationalité des hommes médecins, qui expliquent pourtant que ce sont à des personnes expérimentées de faire l'avortement. Blandine Lenoir, à ce moment-là, ne filme pas ce groupe de femmes comme si elles étaient seules face au patriarcat (les hommes sont d'ailleurs souvent filmés à même hauteur, il y a parfois une mise en avant dans la mise en scène de leur manque de motivation à l'égard ce combat mais c'est normal, ça devait être si curieux pour eux à cette époque, mais ils sont pas tous montrés comme des beaufs) elle est bien plus maline que ça : elle instaure au sein de ce combat important, des nuances dans la manière de prendre ce combat à cœur, qu'il soit politique ou émotionnel. Entre amener cette loi Veil politiquement, et la position à hauteur humaine de l'union de ce groupe de femmes qui s'est crée en travaillant ensemble. Il y a l'humain, et la politique.


Par conséquent, n'importe quel film un peu classique aurait fait une fin montrant l'arrivée de la loi Veil, avec toutes les femmes heureuses et une musique d'accomplissement. Dans Annie Colère, la plupart ne sont pas satisfaites car cette loi rendant l'avortement légal, elles perdent l'union de ce groupe qui s'était fait dans l'illégalité. Il y a donc de la mauvaise foi dans les arguments, de l'émotion, de l'incompréhension, alors que l'avortement est désormais légal ! Qu'est ce que c'est intelligent de mettre ça en scène ! Car on reste sur des femmes pauvres, qui avaient trouvé un moyen d'émancipation qu'elles perdent maintenant que leur combat a trouvé un début de réponse. Et ce sous texte, qui reste ambigu (on pourrait aussi interpréter cette fin comme le fait que le savoir des femmes et de leurs corps va au delà de la pratique médicale, autre sujet discutable et mis en avant par le film toujours de manière fine) est mis en scène avec une froideur qu'il n'y avait pas au début du film qui était très intime. Annie Colère se termine alors par une décision qui n'est pas saluée, juste montrée, qui peut être vue comme militante, mais aussi triste, vu que Annie s'éloigne toujours plus de ceux qu'elle aime.


Bref, Annie Colère est un bijou d'ambiguïté et d'intelligence dans son propos. Et Blandine Lenoir joue subtilement avec sa mise en scène pour apporter avant tout dans ce combat politique, un combat de femmes qui, finalement, finissent par l'apprécier car elles se sont découvertes et rencontrées. Et souhaitent presque qu'au final, ce combat ne se termine jamais. Un mélange d'obsessions maladives et de bonté humaine, de liens sociaux et de rapports entre les genres, porté par une vision féministe intelligente.

Guimzee
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le 19 déc. 2022

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