" On s'est comportés comme des animals."

Lundi 7 mars, je regarde les sorties cinéma de la semaine et tombe sur cette affiche rouge oppressante, je clique et regarde la bande annonce. Je décide immédiatement de réserver ma place pour l’avant-première qui a lieu le lendemain, je viens de percevoir un fragment crasse de l’humanité, qui me rappelle une affaire sordide de Liège et pour cause, ce film s’en inspire directement.


Cet obscène homicide homophobe a retourné la Belgique en 2012, pays bien connu pour son progressisme (le mariage pour tous est accepté depuis début 2000 à titre d’exemple) laissant la province de Liège meurtrit et profondément choquée.
Ont été arrêtés pour ce meurtre, quatre hommes, dont l’un a déclaré à la Cour d’Assise de Liège durant le procès " On s'est comportés comme des animals."
Un euphémisme que Nabil Ben Yadir s’est donné comme objectif de retranscrire à l’écran.



Brahim est gay et vit secrètement son homosexualité par peur de
choquer sa famille musulmane. Un soir, après un rapide tour dans un bar
gay liégeois, il monte dans une voiture avec quatre hommes, tous
animés par un obscurantisme certain, dont
la haine des homosexuels. S'ensuit un drame infâme qui aurait pu être
évité.




Pourquoi le film fonctionne et est aussi réaliste ?



Le cadre participe énormément, si vous êtes belges, frontaliers ou tout simplement si vous connaissez bien la Belgique vous reconnaîtrez sans difficulté les rues du pays. La maison de Brahim est typique, avec ses briques rouges dans son quartier ordinaire, où s’arrête un peu plus loin le TEC (service des bus), que tout le monde utilise et connaît. S’en dégage quelque chose de familier, d’intime mais surtout de palpable. Nous ne sommes pas dans une capitale immense, mais dans la principauté de Liège, en Wallonie. Ajoutez à cela que “l’affaire Ihsane Jarfi” est connue et a été médiatisée entre 2012 et 2014.


Sachez également que les acteurs sont la plupart du temps en improvisation et que la longue scène de torture est filmée par ces derniers. S’ajoute à cela un vocabulaire et des phrases spécifiques que vous avez sans doute déjà entendu, peut-être malgré vous, dans la vie nocturne belge. L’accent joue beaucoup, on reconnaît celui de Liège, qui est très discernable.


Les antagonistes sont également des tueurs du quotidien, j’entends par là que ce ne sont pas des “mastermind” ou des psychotiques. Ils sont cependant certainement atteints de psychopathie et ont un faible QI ce qui ““explique”” le comportement inhumain de ces derniers. Peu rassurant en somme, car des gens à l’image de ces quatre bougres vous en avez déjà croisé de près ou de loin et moi ça m’a parfaitement terrifié.


L’inclusion des smartphones à toute son importance, puisqu’ils font partie de nos vies. Le téléphone a également cette particularité de lisser et d’offrir une protection à celui qui va filmer ou photographier. Ses formats offrent des instants, ici ignobles, d’une vie, choisis par ces cinéastes 2.0. . On tombe durant cette partie quasiment dans le SNUFF, genre obscur et ténébreux qui ne peut pas être pleinement considéré comme du cinéma. Le côté amateur et bestiale de cette scène de torture est parfaitement crédible, puisqu’il s’agit d’une mise en image d’un fait réel. Un entre-deux qui choque réellement.


L’empathie est recherchée et fonctionne. La faute aux neurones miroirs qui provoquent chez le spectateur une identification forcée. Vous auriez pu être à la place de Brahim, être de sa famille, de son entourage ou l’avoir croisé dans la rue. Il est donc tout simplement impossible de ne pas être touché (au point de quitter brièvement la salle ou de fermer les yeux devant l’insoutenable). Et pour avoir observé le comportement des autres “témoins”; car dans cette salle de cinéma, le 8 mars, nous étions tous témoins d’un crime irréparable ; les gorges étaient serrées, les visages livides et les poings fermés. De mon côté, la main sur la poitrine, les yeux vitreux, car j’étais impuissante. Mais, nous l’étions tous.


Le film s’est terminé dans un silence total, personne n’avait les mots, l’ambiance était morbide. Nous avons été complices et spectateurs d’un massacre, il était donc difficile d'émettre le moindre son. Puis nous avons tous applaudi, reconnaissant le culot et le talent qu’il a fallu pour porter un tel projet jusque dans les salles obscures.



Ci-dessous je vais énumérer des éléments d’intrigues de façon disparate.



Dans le long-métrage il y a un long procédé de déshumanisation, technique courante pour accomplir un meurtre qui permet à l’agresseur de ne plus avoir de principes moraux.
Voici une liste non exhaustive du procédé dans Animals :




  • Les violences verbales, répétées, où l'agresseur laisse l'illusion à
    la victime qu’elle peut répondre. Le dialogue est rompu.

  • La mise à nu, cauchemar récurrent chez les enfants et pour cause,
    elle renvoie à la vulnérabilité.

  • Le bafouement des croyances et idéologies, qui forment l’individu,
    ici l’homosexualité masculine, décrédibilisée verbalement et
    physiquement (scène avec la branche, une des pires sans aucun doute).

  • La scène où Brahim est chevauché, comme une bête, l’idée est ici
    explicite.

  • Les bourreaux jouent avec la victime (pièges, acculement,
    désillusions…) comme avec une proie.

  • Le refus total d’accorder à Brahim l’accès au divin, seul
    échappatoire face à l’enfer qu’il vit.

  • A la fin des sévices, l’un des meurtriers quitte la scène de crime en
    enjambant Brahim, il n’existe plus et est désincarné.

  • La suppression totale des données du téléphone de Brahim. Longue
    scène glaçante.

  • Le silence qui suit la tragédie, les tortionnaires se quittent et
    rentrent chez eux comme si la nuit avait été banale. C’était une
    simple partie de chasse (terme d’ailleurs utilisé durant la scène de
    torture).



Quelques scènes notables classées selon les parties :


Première partie :




  • L’introduction avec le jeu de disparition, qui est bien sûr
    diablement ironique.

  • La sensation étouffante de cette fête de famille, où Brahim ne peut
    évoluer normalement, bougeant constamment afin de trouver un espace à
    lui.

  • Le poème du père, encore une fois explicite dans ce qu’il véhicule :
    l’acceptation et l’amour.

  • L’utilisation répétée du smartphone, le seul endroit où Brahim peut
    s’exprimer pleinement.

  • L’amour que dégage la famille, décuplé par l’anniversaire de la mère,
    qui contraste avec la strangulation du petit ami de Brahim exercé par
    un des membres de cette même famille.

  • La religion est affichée de façon naturelle, elle fait partie du
    foyer et de ses habitants.



Deuxième partie :




  • La scène du coffre est épouvantable, menée par une perversion totale.

  • Changement de format important, qui force le spectateur à regarder le
    milieu de l’écran et donc toute la scène, sans ménagement. (Pas
    certaine que l’effet fonctionne aussi bien en dehors d’un cinéma)

  • La place de l'ethnie et de la religion, qui va donner un prisme
    encore plus effroyable à cette séquestration.

  • L’imprévisible dicte énormément cette partie, on ne sait jamais quand
    les meurtriers vont reprendre la caméra et se déchainer sur la
    victime.

  • La critique de la masculinité toxique à son apogée, notamment lorsque
    l’un des bourreaux annoncent que “aujourd’hui c’est mon anniversaire
    les filles et je suis pas une pédale, regardez ce que j’ai fait”.

    (Ignoble)

  • Le caractère réaliste de toute cette scène de beuverie (par exemple
    quand ils se battent pour récupérer le téléphone, dialogue totalement
    déconnecté du réel mais pourtant crédible)

  • Le cri au sommet de la colline, celui d’une bête enragée.



Troisième partie :



  • Retour au réel percutant, qui bouleverse le spectateur.

  • C’est également la partie qui va diviser le plus, puisque le
    réalisateur montre des éléments de la vie d’un des bourreaux sans
    pour autant justifier ses agissements.

  • Le tueur se déshabille, enlève sa peau de monstre imbibée de sang
    puis revêt un costume complet, celui de l’homme, du bon citoyen.

  • Le lavage de mains, qui rappelle Lady MacBeth, évidemment. On ne peut
    laver sa culpabilité.

  • L’ironie dramatique est présente et peut déranger, bien qu’elle
    apporte scénaristiquement.

  • Le film entretient un rapport Éros/Thanatos dans sa globalité. La
    pulsion de vie et d’amour s’oppose à celle de la mort. Cette idée
    s’exprime en particulier durant le mariage, l’un des tueurs portent
    les stigmates du meurtre devant une assemblée réunie par l’amour.

  • C’est un dernier acte difficile à regarder car il sert le cœur, le
    spectateur n’ a pas oublié le crime, là où le tueur semble s’en
    débarrasser à plusieurs reprises. Il y a une immense injustice.



La question de la violence



Si je devais formuler mon avis assez brièvement, je pense qu’il faut se confronter à l’horreur, accepter de la regarder en face pour intégrer son existence. D’où son utilisation dans les arts, qui est vectrice et démonstrative. Le trash peut ; malgré la théorie qui voudrait classer les œuvres “gore” dans le cinéma pour ado en manque de sensation ; faire passer des messages et alerter.


Pour citer le réalisateur, “parfois vous tombez sur du contenu explicite sur internet, vous pouvez fermer la page. Mais ici dans une salle de cinéma vous ne pouvez pas détourner les yeux.”
Et cette démarche de vouloir “tout montrer” est importante, car en proposant une telle expérience, on pointe du doigt une réalité trop souvent édulcorée. Les mots ne seront jamais des images et pour preuve, il suffit de compter le nombre d’articles criminels disponibles en libre accès qui laisse les lecteurs impassibles. Nabil Ben Yadir évoque lors de son entretien “qu’il connait des gens qui n’ont jamais ouvert un livre, mais personne qui n’a jamais vu de films”, vérité qui accentue la démarche de Animals. Ce long-métrage est un aperçu (car certaines choses ne peuvent être montrées) de l’agonie qu’a subi ce jeune homme liégeois, une mise en lumière de ce qu’est réellement un crime et de pourquoi il faut condamner ce genre de comportements.


Je me suis néanmoins sentie obligée de demander au réalisateur à qui s’adressait un tel film, car bien que je souligne la démarche et l’applaudisse, j’étais incapable de comprendre qui devait/voulait s’infliger cela.


“A tous ceux que la violence ne touche plus”


Donc peut-être bien à moi, qui passe mes journées à écumer le web à la recherche de toujours plus et qui ne suis choquée de rien. Romantisant à excès les scènes de boucherie, où le sang trace de jolis filets sur le sol ou ces combats médiévaux où on embroche et tue à tour de bras. La violence extrême ramène toujours au réel, à notre état premier, celui de tas de chair mouvant, d’animal. C'est pour cela que je l'aime car elle m'enracine dans le vrai. Mais cela me ramène toujours à la même question “comment peut-on en arriver à tuer quelqu'un?"


Ou alors, peut-être que le film s’adresse à notre siècle perverti depuis trop longtemps par la violence des médias, des réseaux sociaux, du monde, reproduisant ces mêmes excès, jour après jour.


“Mais aussi pour la jeunesse, pour les alerter ”


Le film a donc apparemment été montré dans des écoles (supérieures je suppose). A vrai dire je ne sais pas si je suis prête à accepter cela et je ne suis pas forcément non plus convaincue par une démarche aussi frontale, certaine que la réflexion doit être menée par l’individu par les moyens qu’on met, certes, à sa disposition mais pas d'une façon aussi crue. La violence n’appelle-t-elle pas la violence ? A quel moment bascule-t-on dans le trop ? Qu’est ce qui est réellement acceptable sur un écran ? Trop de questions, sans réponses, car toutes ces interrogations sont bien trop personnelles et vos réponses potentielles vont être radicalement opposées selon vos convictions et votre parcours de vie.


Pour ma part je n’ai jamais été aussi effrayée, dégoutée et choquée devant un produit culturel. Pourtant je suis loin d’être impressionnable, mais j'ai développé un certain degré d’anxiété quelques heures après mon visionnage. Ce film est choquant et est destiné à un public averti puisqu’il s’ancre dans le réel.

S’ajoute à cela l’effet collectif d’une salle de cinéma, mouvement social où les occupants partagent quelques heures de leurs vies, dans un but commun (et c’est pourquoi c’était absolument ridicule de fermer les salles, mais là n’est pas le sujet). L’énergie de la salle avait réellement quelque chose de très spéciale, expérience inoubliable.



Devriez-vous regarder Animals?



Non, vous ne devriez pas, surtout si vous êtes fragile, ce film n’est pas un jeu et est loin d’être une simple exposition scénarisée de crime (comme on en voit trop souvent sur YTB par exemple). Animals est une descente aux enfers, un aller sans retour, la progéniture abjecte de ce que l’humain a commis, dans sa noirceur la plus totale.
Ce film est un devoir de mémoire, car si le réalisateur a choisi de filmer cette scène de torture c’est entre autres parce que le père de la victime, Hassan Jarfi, a demandé explicitement à Nabil Ben Yadir de ne pas éluder l’horreur qu’a connu son fils durant cette nuit du 22 avril 2012. Animals est un film qui dans un monde utopique n’aurait jamais dû voir le jour, mais qui trouve malgré tout sa place dans cette poignée de films scabreux, dénonçant l'absurdité de notre innommable réalité.


Animals est ce film dérangeant, monstrueux, réellement insoutenable, que vous ne pourrez pas oublier. Laissant en vous une torpeur et une tristesse immense, la tête hantée par des questions sans réponses, par une colère sourde, une incompréhension totale de ceux qui ont commis l’irréparable. Qui étaient donc ces quatre bourreaux animés par la haine, dont le sang était mêlé à l’alcool et aux drogues? Selon eux-mêmes, des animaux.


Mes hommages à la famille de Ihsane Jarfi.

Créée

le 9 mars 2022

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