Peu de cinéastes américains auront été aussi étroitement associés aux effervescentes années soixante qu’Arthur Penn. Le caractère séminal de Bonnie et Clyde, retenu par l’histoire comme l’acte de naissance du Nouvel Hollywood, atteste à lui seul de l’importance de son œuvre. Deux ans après ce film-balise, Alice’s Restaurant résume (tout en le remettant en cause) le zeitgest d’une époque à la fois florissante et déclinante. Il s’agit pourtant d’un opus assez mal connu, souvent déprécié et relégué à un rang mineur dans une carrière ponctuée de sommets autrement estimés. Pour beaucoup, il s’efface derrière un couplet modeste, apparemment simpliste et insouciant, la ballade anodine d’un chanteur folk qu’un réalisateur jusqu’alors trop admiré a cru bon d’illustrer, à l’encontre d’une veine qui l’avait mené bien haut. L’intensité dramatique de Miracle en Alabama, le crescendo implacable de La Poursuite Impitoyable y cèdent à une structure décontractée, débraillée, pleine de digressions, de ralentissements, de piétinements. Penn encadre le récit de cette affirmation sibylline et presque racoleuse dans son insolence tranquille : "You can get anything you want at Alice’s restaurant." Dans sa coda terminale, Arlo Guthrie scande ladite proclamation d’une réserve enjouée : "Excepting Alice." On peut, au restaurant d’Alice, se farcir n’importe quoi, c’est-à-dire n’importe qui, exception faite de la maîtresse de maison. D’emblée la tonique rengaine se double d’une amertume invitant à une seconde lecture. L’utopique repos de l’errant et de l’asocial n’est pas et ne sera jamais le refuge de paix et d’altruisme tant espéré, parce qu’il n’y a pas à Stockbridge, Massachusetts, et nulle part ailleurs aux États-Unis, de protection garantie contre la violence, l’injustice, l’intolérance ou le mal de vivre. Il convient donc de ne pas se laisser prendre au défilé de la faconde guthrienne, à l’angélisme de son apparence, à ce qu’une perception superficielle pourrait interpréter comme une gentillesse déphasée, aux particularismes de cette fable qui s’égoutte séraphiquement dans une subtile allégorie nationale.


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Arlo, dans son propre rôle, est le fils de Woody Guthrie, barde du dustbowl dont les chansons subversives ont accompagné la Grande Dépression. Victime de la chorée de Huntington, un syndrome incurable qui s’attaque au système nerveux, Woody a perdu l’usage de ses sens, est devenu un invalide absent, une présence de plus en plus éteinte de détresse silencieuse. À une recruteuse qui l’interroge avec dégoût, Arlo explique insolemment que cette maladie est fatale et pratiquement héréditaire. Forme de dérobade devant la mobilisation pour le Vietnam autant que probabilité sérieuse qui lui fera porter toute la vie le poids de cette angoisse. Il n’y a nulle sentimentalité dans les scènes où il contemple l’extinction lente de son géniteur, mais la fascination d’observer ce qui fatalement dictera son propre sort. Discriminé, persécuté, se sachant un talent inné pour s’attirer les pires vicissitudes, partagé entre les tentations de l’innocence perpétuelle et celles d’un constat éclairé du monde, qui lui impose son penchant contestataire, il est à cheval entre deux attitudes, deux idéologies, deux modes d’action, deux destins. Il a beau dire "peace" au lieu de "bonjour", il n’hésite pas, asticoté par des manœuvres agressifs, à déclencher dans un drugstore une énorme bagarre, à s’attirer les foudres de la police, à se faire expulser du collège où il s’était en quelque sorte fourvoyé. S’il sympathise éventuellement avec les tarés de la section W (collection de rebuts, violeurs de mères, baiseurs de pères, poignardeurs et déserteurs de basse extraction), c’est uniquement en passant, par une inclination naturelle envers les anomalies sociales et les rebelles de tous ordres. Préoccupé par sa trajectoire individuelle, sa solitude, son sens du détachement et de la saute d’humeur, il demeure à l’instar de son père un troubadour de gauche, un baladin des bidonvilles, des caves et des ghettos. C’est un outsider, un freak comme les USA en ont toujours produit, de Thoreau à Kerouac, de Whitman à Dylan, et qui ne s’intègre à aucun mouvement, aucune chapelle (il éconduit, embarrassé, une groupie morveuse qui tente de s’offrir à lui).


Arlo nourrit en revanche, comme Ray et Alice, le rêve de l’éternelle Amérique déracinée dans le présent, celle des pionniers qui ont perdu leurs clairières et leurs prairies, des enfants qui se retrouvent vieux sans que l’âge adulte, placé qu’il est aux commandes d’une fausse civilisation, puisse les rattraper en chemin. Le rêve d’un retour à l’ère fruste, à la nature et au travail manuel, à la vie en groupe des conquérants de la piste vers l’Oregon, celui aussi d’une collectivité qui puisse transcender et faire oublier les cellules familiales les plus aliénantes. Dans un pays toujours pourvoyeur d’îlots humains en pleine disponibilité (voir la rencontre nocturne d’Arlo et d’un Elmer Gantry des chapiteaux revivalistes), Ray et Alice cherchent à fonder une communauté libre au fonctionnement hédoniste. Le caprice qu’ils se paient en désacralisant une église pour s’y installer n’a rien de blasphématoire. C’est plutôt une pulsion romantique du courant lakiste qui les pousse à investir des bâtisses anciennes. La joie grégaire des tréteaux de foire culmine dans la réunion euphorique où les motos bondissent dans l’ancienne nef et où les jeunes mamans allaitent leurs bébés en fumant de la marijuana, dans les cantiques païens qui s’élèvent au-dessus des têtes hirsutes et des cakes au haschich. Le silence pourtant est l’état le plus naturel de ces gens, lorsqu’ils ne décrochent pas de leurs guitares, et c’est par une sorte d’osmose qu’ils communiquent. Ray, bavard invétéré, exhibitionniste de style irlandais qui a besoin de crier beaucoup, de faire des discours voire de faux sermons, ne comprend pas la sérénité cryptique d’Arlo qui ne s’attache à rien, qui même devant son père mourant n’utilise pas de phrases, qui va, vient, saisit son harmonica ou monte dans son minibus rouge comme un pigeon voyageur ou un lièvre de mars, et qui se tire de prison, de l’armée ou de l’université avec la même solennité dégingandée, la même simplicité taciturne que certains de ses lointains ancêtres sous le chariot bâché.


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Ils sont jeunes, ils sont beaux, ils ne tuent pas encore, pourrait-on dire d’eux en paraphrasant le slogan de Bonnie et Clyde. Beaux ? Certes, pas pour le commun des mortels, et Arlo avec son physique d’Olive Oyl ne répond pas plus aux canons de la beauté traditionnelle que son pote Roger, lequel ressemble à l’un des habitants de La Planète des Singes. Mais ils ont ce qu’au XIXème siècle on appelait une âme, terme qui ferait bien rire les agrégés de Woodstock et autres réunions massives, dont le film offre un peu l’image rétrécie, vue à l’eau-forte. On imite malicieusement les formules désuètes du droit pénal et des rites bigots, on se moque du conseil de révision avec grandes gueules caricaturées de militaires tonitruants, taylorisation des stéthoscopes, tempêtes sur l’urine des flacons alignés. On cherche à retrouver des frères qui se contentent d’être à vos côtés, sans rien exiger, sans imposer leurs lois et leurs préceptes. Pas de théorie, pas de code moral, pas même d’habitude sanctifiée. Et c’est là que les choses se gâtent. Car cette vie est une vie d’adolescents sursitaires, vécue sans revendication, sans mode d’emploi, sans règlement. Ray et Alice éprouvent le sentiment d’avoir déjà perdu l’âge d’or depuis longtemps. Ray surtout, qui a besoin de recruter, d’animer, de retenir son entourage. Alice, plus intuitive, parvient toujours à garder son indépendance, à faire de longues fugues, à tromper son compagnon avec ceux qui passent. Lui est plus possessif, plus déraisonnable, plus égoïste dans sa prolixité et ses réflexes d’exclusivité. Il crée sans cesse des occasions de fête : Thanksgiving, qui lui sert de chantage pour faire revenir Alice en fuite, deux mariages dont le sien, lors duquel il cherche en vain à laisser perdurer sa joie un peu artificielle. Il imagine même un autre havre, le Vermont, où chacun aurait sa maison dans la forêt. Peut-être en pleine nature ne perdrait-il pas ses amis, comme Roger, tout le temps en cabane, ou comme Shelly, mort d’une overdose. Cette confusion face à une jeunesse sans question posée, sans besoin défini, constitue la trame essentielle d’Alice’s Restaurant.


Et voilà que le rêve passe : Ray se retrouve seul dans son église, Alice sur le parvis tout blanc est une mariée flétrie et nostalgique, cherchant encore à rattraper d’un ultime regard ses amants en fuite entre les bouleaux crépusculaires qui enveloppent son spleen. Mouvement d’appareil remarquable, techniquement complexe (il s’y mêle des coupes dans le plan, un travelling arrière compensé par un zoom avant, des panoramiques recadrés en douceur), et dont chaque instant marque l’incertitude de la situation, répond à une intensité intérieure, à une pensée élaborée, à une philosophie de la lucidité. La réussite d’Arthur Penn se mesure ici. À partir d’une chanson, il dépeint un microcosme absolument placé et défini de la mentalité hippie, de ses mises en cause et de ses polarisations utiles — un instantané bien plus convaincant que le fameux Easy Rider de Dennis Hopper, sorti la même année. Tous les visages sont frappants, tous les mots sonnent juste, la poésie circule entre les images et un grand vent lyrique traverse les séquences finales, sans que la méthode employée soit insistante ou allusive. Le cinéaste réalise son film comme Arlo chante ses folksongs : il y met une apparence de désinvolture qui cache un fond solide de professionnalisme et sait faire monter l’émotion sans l’appeler. Une scène comme la séduction au pistolet souffleur de Shelly par Alice possède à la fois l’humour, le sentiment et une maîtrise du scabreux qui évite l’obscénité pour conquérir la simplicité. Quant à celle de l’enterrement dans le cimetière de neige, elle dit bien par l’étagement des personnages, la dignité hiératique de leurs attitudes, l’harmonie qui sourd des chants, qu’on inhume plus qu’un camarade : une façon d’être devant la vie et la mort, l’espoir d’une impossible évasion. Témoignage sincère d’un moment précis de l’histoire américaine, chronique désenchantée sur la fragile joie de vivre, celle des enfants du siècle en quête de nouvelles valeurs et se refusant provisoirement à tout arrangement, Alice’s Restaurant possède la pudeur des confidences indirectes et fait passer la gravité dans un souffle de discrétion.


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Thaddeus
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le 20 nov. 2022

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