De la difficulté à traiter de soi au cinéma...

S'il y a bien une évidence qui s'impose d'emblée en se confrontant à cet Aftersun, c'est qu'il y a manifestement beaucoup de son autrice dedans.


Récit du rapport qu'a entretenu une gamine de onze ans avec son jeune père, le tout s'inscrivant dans une fin des années 1990 qui correspondent justement à la période durant laquelle Charlotte Wells avait le même âge, Aftersun présente tous les signes de l'œuvre testimoniale ; de l'autobiographieservant de support à la démarche artistique...
...Et autant j'avoue y avoir vu des forces que malgré tout j'y ai aussi et surtout vu des limites.


Parce que oui, c'est évident que la dimension personnelle de l'oeuvre participe grandement à son impression d'authenticité et de cela j'en conviens parfaitement.
Cette manière de capter les regards, les silences et les petits moments sont autant d'éléments qu'on ne peut s'empêcher de percevoir comme étant précieux parce qu'intimes ; subtils parce que certainement livrés à fleur de peau...
...Mais d'un autre côté on peut aussi être clairement assailli par cette question du quel intérêt ?
Quel intérêt au fait d'offrir au spectateur ce sentiment et ces instants ? Qu'est-ce qu'ils disent vraiment de propres, de singulier et de suffisamment complexes pour justifier l'étalement du film sur une heure et demie ?
Parce qu'au fond, on a juste là on serait en droit de se dire qu'on a juste affaire là à une autrice qui nous livre une tranche de vie pour le moins banale et dont on serait clairement en droit de questionner la légitimité à être projetée sur les grands écrans.
Pour ma part j'avoue avoir régulièrement eu l'impression d'avoir été pris en otage par un acte purement egotique : contemplez mon mal-être, contemplez mes petites blessures d'enfance, contemplez moi, moi et moi...
Mes problèmes sont le centre de mes préoccupations, et j'entends qu'ils deviennent aussi les vôtres ; celles du monde entier...


Alors après qu'on ne me fasse pas dire ce que je n'ai pas dit car, oui, à partir du singulier, on peut très bien être en mesure d'ouvrir une porte vers de l'universel ; on peut très bien dresser des ponts entre l'humanité de l'autrice et celle des spectateurs.
Mais justement, Aftersun a-t-il de quoi bâtir ce pont ?
A-t-il quelque chose de plus à offrir que ce qu'un Somewhere coppolien ou qu'un Tarnation de l'ami Caouette ont pu déjà mettre sur la table ?
En ce qui me concerne, franchement, il y a débat.


Il y a tout d'abord débat parce que, dans ce registre, je trouve que cet Aftersun souffre clairement de la comparaison avec ce qui constitue pour moi la référence de ces dernières années, j'ai nommé 90's de Jonah Hill.


À mes yeux 90's est un témoignage qui fonctionne d'autant mieux qu'il ne s'arrête pas aux sentiments du jeune-enfant que l'auteur entend mettre en pellicule. Il est aussi un témoignage qui va bien au-delà de lui-même.
90's ne témoigne pas que de l'enfance de Jonah Hill, il témoigne d'une culture et d'une pratique ancrées dans leur temps ; d'une époque à travers elle et d'un certain contrepied opéré sur la question des rites de passage. À mes yeux, c'est ce qui a fait de 90's, bien qu'il soit à la base une oeuvre testimoniale très personnelle, un film qui a su malgré tout enrichir notre approche d'une généralité.
Et s'il a su justement se constituer ainsi, c'est justement parce qu'il a su exploiter sa singularité au service du commun...


...Et le problème c'est que j'ai du mal à retrouver ça dans Aftersun.
J'ai du mal à percevoir la jeunesse de Charlotte Wells comme un prétexte à découvrir un univers, une culture et une époque...
Parce que oui, personnellement, l'exploration des camps de vacances miteux de la Turquie de la fin du siècle dernier, moi je trouve que ça rencontre vite ses limites...


Et pourtant je dois bien avouer que tout n'est pas à jeter dans Aftersun, car même si les nombreuses tentatives d'esthétisation peuvent dans un premier temps apparaître comme des gestes désespérément cache-misère, je dois bien avouer que, sur le long terme, ceux-ci sont quand même parvenus à me convaincre qu'ils pouvaient être amenés à dire quelque chose.


Passé l'étrange tentative visant à rendre ambiguë la relation père-fille qui lie Callum et Sophie, Aftersun parvient à jouer d'une ambiguïté qui est bien plus intéressante à mon sens ; celle qui consiste à espérer du merveilleux là où il n'y en a pas.
Oui l'hôtel est miteux et les loisirs offerts artificiels au possible, mais c'est pour Sophie l'un des rares moments de complicité avec son père.
Oui aussi, la caméra numérique produit des images dégueulasses aux couleurs criardes, mais elle est néanmoins un outil susceptible de capturer malgré ça des moments chers.
Oui enfin, Michael et les autres jeunes du camp ne sont pas les icônes d'amis et d'amoureux qu'on aurait tendance à se faire à cet âge-là, mais ils ont néanmoins joué chacun d'eux leur fonction initiatrice malgré tout...
Tous ces éléments n'en sont dès lors pas moins précieux, quand bien même ne sortent-ils clairement pas d'un rêve de petite fille.
Pour tout ces aspects là Aftersun parvient à dire quelque chose de pas si anodin que ça ; quelque chose notamment sur le fait d'avoir à faire cheminer sa propre enfance malgré le fait que notre père ne soit pas un modèle de figure tutélaire ; malgré le fait que les joyeuses vacances d'été n'avaient pas la saveur du paradis souhaité...


Et c'est notamment en arrivant à la fin de cet Aftersun que je me suis rendu compte d'à quel point celui-ci naviguait entre deux eaux.
Tout un symbole d'ailleurs : de l'ensemble de l'heure et demie que dure le film, les dix dernières minutes sont sûrement les plus réussies. C'est vraiment à ce moment là qu'il parvient le mieux à se focaliser sur l'idée du leg quelque soit sa nature ; sur le fait que malgré le caractère formellement médiocre de certains instants, ces derniers peuvent néanmoins devenir de véritables clefs de voûte émotionnelles pour une existence toute entière...


...Et par rapport à cela je trouve le plan conclusif assez remarquable et d'une habile efficacité ; un moment qui m'a fait me dire que, l'air de rien, ce film avait su ménager quelques bons instants du même genre ; des instants m'amènant à ne pas regretter mon déplacement en salle...


Malgré tout - tel un terrible motif se répètant à l'infini, c'est aussi cette conclusion qui m'a fait me dire qu'au final – au regard de ce que pouvait produire ce film comme sensation – il s'est révélé au final bien peu généreux sur ces fameux instants pouvant le sauver.
Combien de moments quelconques pour quelques moments réussis ? Combien d'exposition de banalités insignifiantes en échange de vrais instants de singularité...


Et c'est justement en me retrouvant face à des bilans comme celui-là que je ne peux m'empêcher de me chagriner davantage quant aux limites de ce genre d'exercice, plutôt que de me réjouir de ses forces.
Que la vie personnelle puisse animer l'oeuvre et l'inspiration d'un auteur, ça je l'entend clairement. Après tout quelle meilleure expérience peut-on avoir de l'humanité et des sentiments que celle-ci peut procurer si ce n'est la nôtre ? On reste encore sa meilleure source d'inspiration pour aller chercher quelque chose de singulier qui sorte des conventions. Sur ce point, pas de souci...


Par contre, ça doit justement être toute la force de l'artiste que d'être capable de s'imposer la distance critique nécessaire qui lui permette de faire le tri au sein de ce personnel...
...Car si je peux entendre que certains moments passés au bord de la piscine ou au bar du club ont pu avoir une valeur particulière pour Charlotte Wells, moi, en tant que spectateur qui lui est étranger, je peine à en voir.
Le personnel n'est pas toujours singulier. Il n'est pas toujours digne d'intérêt...


C'est ce qui me fait dire qu'en fin de compte cet Aftersun a vraiment quelque chose de très millénial ; qu'il est vraiment l'incarnation de son temps.
Certes Aftersun n'est ni vain, ni indigne d'intérêt. Mais le problème c'est qu'il est juste l'une des multiples conséquences de cette période d'excroissance du moi.
Qu'importe ce qu'on a à dire, l'exposition du moi semble tout justifier.
Pour ma part je ne suis pas convaincu.


Aussi c'est dubitatif que je laisse cet Aftersun derrière moi.
Dubitatif comme je peux l'être également face à l'époque.
Et j'ai beau me dire qu'il reste du bon à prendre dans tout ça,
Que malgré tout je ne peux m'empêcher d'y voir quelque chose d'un peu toc...

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le 16 févr. 2023

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