Aftersun, l’album de mes photos oubliées 

Plan taille. Petite fille debout, sur scène. Micro dans la main. Elle chante. Losing my religion. Elle chante faux. Elle sourit, appelle de la main quelqu’un en hors champ. Changement de plan. Plan poitrine. Homme dans le public. Verre vide. Il ne sourit pas. Il regarde en direction de la musique, de la voix, de la petite fille. On retourne sur scène. L’enfant sans sourire. Petit à petit. Autre plan. Insert. Télévision de karaoké. Paroles défilantes. Une phrase, en évidence. I think I thought I saw you try. Le plan change. Gros plan. La petite fille ne sourit plus. Elle n’appelle plus. Elle finit sa chanson, seule. Cette petite fille c’est Sophie.  

Cette petite fille, c’est moi.  

Déclic. Choc de me voir. De ressentir cette tristesse que seul le souvenir peut procurer. Pourtant ce n’est pas moi. Je suis devant un plan qui n’est pas celui de ma vie. Je ne suis pas cette petite fille en vacances avec son père. Trop jeunes tous deux. Trop proches d'âges et pourtant trop loin d'une distance père-fille. Je ne suis pas cette enfant essayant de capturer la tristesse de son père. Sans savoir qu'il s'agit de tristesse, sans comprendre qu'il porte en lui un poids. Si lourd que seul l'océan pourra le libérer. L'océan et la colère. Les douceurs, les douleurs, l'été, la petite fille, rien n’est moi. Et pourtant, je me ressens. J’ai été Sophie. Maintenant que je l'ai perçu, impossible de ne plus me voir. Impossible de ne pas faire de lien, de ne pas tout garder, tout ressentir, tout. Je suis capturé.e par Aftersun. Trasnposé.e à la place de Sophie. Charlotte Wells m’a trouvé.e. Pourtant, elle n’oblige rien, ne force pas à me voir. Elle montre tout, de manière subtile. Son approche est de plans. Ses cadrages sont simples. C’est par eux que l’identification, la catharsis affluent. Et je comprends

Aftersun, est mon album de photos oubliées.  

Je me souviens, le plan de solitude étouffée. Calum demande à Sophie de venir jouer dans la piscine. Elle refuse. Il l’oblige. La scène suivante s’ouvre. Un plan taille de Sophie. La scène va se tenir en cet unique plan. Dans l’eau. Entourée de cris, de mouvements. De dos. Sophie essaye de suivre le ballon, lève les bras pour l’attraper, n’y arrive jamais. Dans le cadre, parfois, entrent des visages, des têtes d’adultes. Sophie est la seule enfant. Trop petite. Trop seule. Elle n’attrape jamais le ballon. Clic. Photo souvenir. Moi aussi, je ne l’attrape pas. Dans les jeux d’enfants. Je cours au milieu de mes compagnon.ne.s, en vain. Je suis au centre de tout et pourtant, je suis mis.e de côté. Comme Sophie. Normal. Je suis Sophie. Pourtant, je joue au football, pas au water-polo. Je suis entouré.e d’enfants de mon âge, pas d’adultes. Pourquoi est-ce la même image ? La même émotion ? Pourquoi suis-je Sophie ? Je sais. Je sens. Le plan. Je suis moi aussi prisonnier.ère du plan taille. Encadré.e. Comme Sophie. Je ne peux bouger que dans le cadre. Je ne peux ressentir qu’en étouffant. Dans cet enfermement cinématographique, l’émotion cogne. S’inscrit en moi. Je lutte, et Sophie lutte avec moi.   

Je me souviens, le plan des adolescent.e.s intatteignables. Sophie et des jeunes de l’hôtel. Plus âgé.e.s qu’elle. Iels lui soufflent de pousser leurs ami.e.s dans l’eau. Iels sont train de s’embrasser au bord de la piscine. Un plouf. Des rires. Tout le monde saute dans l'eau chlorée. Sophie aussi. Sous l’eau. Son regard sur les corps des adolescent.e.s. Qui nagent, se rapprochent, s’embrassent. Ses yeux fixent. Personne ne la remarque. Son regard est triste. Balancement de deux plans. Un gros plan du visage dépité de Sophie. Un plan taille au point de vue subjectif, son regard sur les corps s'entrelaçant. Une alternance entre sa solitude et son désir d’être avec les autres, de comprendre les autres, de rejoindre ldeur proximité. Mais. Sophie est enfermée dans le gros plan de son visage. Il l’isole, l’empêche d’atteindre les autres. Clic. Photo. Je suis assis.e dans une tente de camping. Entouré.e d’adolescent.e.s plus âgé.e.s que moi. Iels rient de blagues que je ne comprends pas. Iels se draguent. Je suis silencieux.se, j’observe leurs corps. Mon regard balance entre ma solitude intérieure et ce monde extérieur. Ce groupe de presque adultes. Trop loin, si proches. Je suis Sophie. Je balance entre mon intérieur et son extérieur. L'émotion se cache dans ce changement de plan, entre ce balancement subtil, si subtil.

 Clic.  

Un album d’émotion. La magie intime d’Aftersun. Ne pas forcer, ne pas obliger. Montrer. Cadrer simple. Alterner. C’est tout. C’est réussi. C’est fort. C’est dur. Je me retrouve à être cet.te enfant seul.e sur scène. Moi aussi chante faux. Moi aussi j’attends que mon père veuille bien me rejoindre. Moi aussi je perds mon sourire petit à petit. Moi aussi ma voix se brise quand je prononce That’s me in the corner, that’s me in the spotlight, alors que j’ai entendu ces paroles encore et encore. Moi aussi je termine mon été sur un unique plan dans le plan. Une photo déposée. Calum et Sophie. Moi et quelqu’un.e d’autre. La même douleur devant une photo presque floue. Celle de l’émotion enfermée, capturée. C’est dur de cadrer ses blessures oubliées. C’est rare un film parvenant à le faire. Par sa sensibilité. Par son regard tendre, simple. Par ses cadres qui les capturent. Aftersun. Me rappelle une enfance enfouie.

ludimarwood
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le 18 nov. 2022

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Ludi Marwood

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