[Critique à lire après avoir vu le film]

D'un côté, une jeune femme enceinte de père inconnu, sans travail et sans domicile, en un mot en marge de la société marocaine. De l'autre, une femme plus âgée, veuve et mère d'une petite fille qu'elle élève seule en tenant une pâtisserie : en marge aussi à sa façon tant, au Maroc, une mère célibataire a des allures de faute ou d’incongruité. Chacune est prisonnière : Samia de sa situation, puisqu'au Maroc un enfant né hors mariage est frappé de malédiction, Abla d'un deuil qu'elle n'a pas fait, qui la rend dure et fermée.

Le scénario est prévisible : l'une et l'autre de ces deux femmes vont s'ouvrir de par leur rencontre. Samia va accoucher chez Abla, qui l'amènera à aimer ce fils tout juste mis au monde. En retour, grâce à Samia, Abla va tourner la page de l'accident qui lui coûta son mari, et s'ouvrir de nouveau à la vie. Un troisième personnage va oeuvrer au rapprochement des deux femmes : Warda, la fille d'Abla, prénommée ainsi en souvenir d'une chanteuse que ses parents adoraient.

Adam, premier long-métrage de Maryam Touzani, fait partie de ses nombreux films dont chaque scène semble avoir été pensée pour contribuer à la narration. Ce qui pourrait être une qualité se mue souvent à mes yeux en défaut, donnant à l'oeuvre un caractère un peu trop démonstratif. Adam débute ainsi par Samia cherchant un emploi, frappant à toutes les portes dans les rues de sa médina. L'accueil est généralement glacial, pour mieux mettre en valeur celui que lui réservera Warda, la petite fille espiègle immédiatement complice.

Sa mère n'entend pas pour autant l'accueillir mais elle a mauvaise conscience, Samia s'étant installée dans la rue en bas de chez elle. Pour que la métamorphose marche à plein il fallait qu'Abla soit rêche, Maryam Touzani y va donc à la truelle, par l'entremise du masque de fer qu'elle arbore en permanence. Avec la même Lubna Azabal, Maryam Touzani reprendra ce schéma narratif dans son dernier long-métrage, Le bleu du caftan. Mais l'intruse va savoir se rendre utile, par les délicieux rziza qu'elle confectionne et qui ont l'heur de plaire aux clients. Elle acquiert ainsi le "droit de l'aider", mais lorsque la toujours austère Abla surprend une scène de rigolade entre Samia et sa fille c'en est trop : la gaieté n'a pas droit de cité dans cette maison endeuillée, Samia est donc mise dehors. Bien sûr, derrière, Abla regrette, aiguillonnée par sa fille. Samia, retrouvée au terminal de bus (l'une des rares scènes d'extérieur du film), acceptera donc de revenir, et d'accoucher chez Abla plutôt que dans la rue. C'est alors que la mue d'Abla va pouvoir s'accomplir : une scène pour qu'on comprenne qu'une certaine musique est interdite dans ces murs, une autre pour que cette musique soit imposée à Abla, faisant céder les digues. C’est à ce moment qu’une autre digue cède : la parturiente perd les eaux. Le petit Adam né (mais pas encore nommé), c'est à son tour Abla qui forcera Samia à le garder avec elle, jusqu'à ce qu'elle lui donne le sein, créant l'attachement. Une mort non désirée contre une vie non désirée, les deux femmes auront appris à faire avec. Beau comme au cinéma.

Comme presque toujours avec les cinéastes du monde arabe - particulièrement lorsqu'il s'agit de la condition féminine -, on sent la volonté de faire passer quelques messages sociopolitiques. Citons par exemple Wajda de la Saoudienne Haifaa al-Mansour et Les femmes du bus 678 de l'Egyptien Mohammed Diab. Touzani y va parfois frontalement, avec l'histoire du décès du mari d'Abla montrant qu'ici "la mort n'appartient pas aux femmes", ce à quoi répond, pour enfoncer le clou, son interlocutrice : "peu de choses appartiennent aux femmes". Plus subtile est la façon dont la cinéaste met en scène les hommes : ce sont soit des passants plutôt agréables, soit le personnage de Slimani, un homme doux qui fait la cour à Abla. Ainsi Touzani montre-t-elle que le système patriarcal est bel et bien oppressif (ce qui n'est pas vraiment un scoop) mais sans incarner cette violence dans des personnages. Une bonne idée. Soucieuse de l'image qu'elle donne de son pays, la réalisatrice fait passer dans la rue à deux reprises des femmes non voilées. Message : au Maroc, le voile n'est pas obligatoire.

Tout cela est décidément un peu trop appuyé. Il y avait là de quoi faire un nanar mais, surprise, Adam n'en est pas un : le film est sauvé par sa réalisation et par ses trois actrices.

Par sa réalisation d'abord : on louera la belle lumière tamisée baignant toutes les scènes d'intérieur, qui évoque à beaucoup Vermeer ou le clair obscur de Rembrandt. Des références un peu trop "tarte à la crème de la critique", non ? Une vraie douceur se dégage en tout cas de l'image, qui offre ainsi un contrepoint aux rudes rapports entre Abla et Samia. Alors que ça s'ouvre peu à peu pour Abla, les deux femmes se rapprochent de la lumière, en l'occurrence la devanture donnant sur la rue avec cette très poétique ampoule qui pend en dessous de l'étal. Jusqu'ici séparées par la mise en scène, les deux se retrouvent enfin dans le même plan, pour culminer, corps à corps, avec la scène de la chanson où Samia "force" son hôtesse à danser dessus.

Autre atout du film, ces scènes qui se concentrent, en prenant leur temps, sur les gestes du quotidien : le ventre rond que l'on masse, la farine qu'on tamise, la pâte qu'on effile ou qu'on pétrit. Ce dernier geste, en particulier, permet à la réalisatrice d'exprimer la conversion d'Abla : alors qu'elle rudoie la pâte comme elle le fait d'habitude, elle se voit invitée par Samia à plus de douceur, de sensualité et d'écoute dans une très jolie scène.

Sur la réalisation, j'émettrai toutefois une réserve quant à l'usage immodéré des gros plans et de la caméra à l'épaule. Très tendance, notamment dans le cinéma français. Quasi aucun plan d'ensemble dans cet Adam, comme ce sera le cas aussi dans Le bleu du caftan. Ce que je nomme un marqueur de banalité. En revanche Touzani nous épargne les musiques extra-diégétiques permettant le raccord d'une scène à l'autre. Même le générique ne donne à entendre que le bruit de la rue où l'on devine Samia marchant avec son bébé. Bien mieux.

Par le jeu des actrices ensuite, car ce scénario très téléphoné prend miraculeusement chair grâce à elles trois. Le visage de Lubna Azabal exprime très bien le combat intérieur qu'a déclenché l'accueil de cette intruse chez elle. On la voit regarder son corps dans la glace - ce corps sec, diamétralement opposé aux rondeurs sensuelles de Samia -, surprise par une image qu'elle avait oubliée, puis se décider à se maquiller, lâcher progressivement un sourire. La métamorphose suit le rythme lent voulu par Maryam Touzani. Nisrine Erradi est peut-être plus remarquable encore. On va encore parler de visage puisqu'on ne voit presque que ça dans Adam (hormis des mains serrées pour exprimer platement la nervosité d'Abla pendant l'accouchement...). Celui de cette jeune actrice, donc, lorsqu'elle prend le bébé au sein, parvient là aussi à faire ressentir le tiraillement qui se joue en Samia : désir d'accueillir son enfant, crainte de s'attacher et de ne plus vouloir ensuite l'abandonner à l'adoption. Elle ira jusqu'à tenter de l'étouffer en le plaquant contre elle, geste d'une violence désespérée qu'elle ne parviendra pas à pousser jusqu'au bout. (Notons au passage la durée un peu complaisante des scènes où Samia apprivoise sa progéniture : oh les jolies petites mains qui vous serrent le pouce, oh les jolis petits pieds finement dessinés, oh l'adorable bouche qui s'empare du sein !... Le film de Touzani frôle parfois le gnangnan.) Enfin, il y a la jeune Douae Belkhaouda, très spontanée, assez craquante, qui remplit son office. Toutes trois font littéralement exister le film : grâce à elles, les mues émeuvent. Bravo.

Terminons par un mot sur le sous-texte symbolique. Adam est bien sûr dans la Bible le premier homme. Une façon d'indiquer que Samia va garder son bébé, et qu'il sera peut-être le premier homme d'une nouvelle ère, celle où un enfant né hors mariage ne serait plus ostracisé ?... On notera aussi que le bébé voit le jour pendant la fête de l'Aïd, commémorant le sacrifice de l'agneau par Abraham en lieu et place de son fils Isaac, fête dont on entend les accents joyeux au-dehors. Le fils de Samia était voué à être sacrifié, mais Dieu se souvient qu'il avait retenu le bras du patriarche : comme Isaac, Adam pourra vivre. Dans cette nouvelle société que Maryam Touzani espère, l'agneau a perdu sa dimension tragique : en témoigne la scène où deux femmes s'écharpent pour savoir à qui appartient un mouton dans la rue - on pense au fameux jugement de Salomon, où deux femmes se disputent un nouveau-né. Touzani donne ainsi au symbole de l'agneau un visage léger, promesse de temps moins rigoureux, notamment pour les femmes.

Le bleu du caftan, qui suivra ce premier long-métrage, confirmera les qualités sensibles de cette réalisatrice, mais aussi les réserves sur le caractère un rien poseur de ses partis pris et sa volonté parfois trop visible de faire passer des messages. Des qualités et travers proches de son mari, Nabil Ayouche, tous deux animant avec la même approche le cinéma d'auteur marocain.

Jduvi
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le 18 nov. 2023

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