A Man
6.5
A Man

Film de Kei Ishikawa (2022)

A Man est un film qui se cherche, un peu laborieusement. Partant d’un postulat plein de potentiel, on le sent s’embourber et se perdre lui-même de vue, ce qui pourrait constituer une mise en abîme amusante avec le sujet si on ne la sentait pas si incontrôlée.

C’est un film sur un mystère : une enquête sur l’identité d’un homme qui a volé celle d’un autre. À partir de ce postulat, la machinerie du scénario mettra tout en œuvre pour écraser le mystère sous le rouleau compresseur de la clarté. C’est le premier poids qui plombe le film : cette pulsion de clarté, annoncé dès les deux plans qui l’ouvrent :

Plan taille de dos sur une employée de papeterie, désœuvrée, qui décide de réorganiser les stylos. Avant qu’on ait le temps de réaliser l’aspect compulsif du geste …

//

Contrechamp serré pour révéler en gros plan qu’elle pleure (et laisser à Sakura Andô dérouler son numéro de larmes retenues qu’elle maîtrise si bien, comme elle l’avait déjà prouvé chez Kore-Eda).

En un raccord, tout est dit : le film veut tout révéler, tout expliquer tout le temps, ne pas laisser au spectateur le moindre petit doute, jamais, et de là perd une grosse partie de son potentiel dramatique et émotionnel ; d’autant que ses explications sont en définitive peu convaincantes.

La scène d’accident qui conduit à la mort de Daisuke (le faux, surnommé ensuite Mr. X), qui constitue un pivot, illustre parfaitement ce gâchis : pour peu qu’on eût maintenu l’ambiguïté quant au caractère accidentel ou pas de la mort de Mr. X

(ce que la lenteur étrange à laquelle s’écrase l’arbre et les révélations du coach de boxe auraient complètement pu permettre),

celle-ci aurait aurait gagné en impact dramatique (cf. Le lycéen de Honoré qui a un sujet similaire : on ne sait jamais si le père s’est suicidé ou pas et c’est une des grandes douleurs de la famille qui lui survit et qui doit apprendre à vivre avec cette interrogation). Ici on insiste trop sur la surprise de l’acteur pour qu’un doute subsiste vraiment, annihilant ce potentiel-là.

Ishikawa veut tout expliquer, soit. Mais le plus grave est que ses explications sont en définitive peu convaincantes.

Le dénouement de l’enquête débouche sur des explications d’ordres psychanalytiques insatisfaisantes parce qu’on les sent bien trop tirées par les cheveux et beaucoup trop platement « scénaristiques » pour être juste. N’en déplaise à Ishikawa, l’évaporation est un phénomène social et donc politique au Japon (les jōhatsu).

La justification freudienne (psychanalyse très bourrine à base de traumatisme lié à la figure du père) nie au thème sa potentialité politique, le réduit à une astuce de scénariste.

Le fait divers qui s’avère être le centre toutes les explications (le massacre commis par le père) m’évoque trois œuvres : tout d’abord le bouquin du sociologue Munesuke Mita L’enfer du regard, qui partant d’un fait divers (une série de meurtres commis par un jeune de 19 ans en 1968) cherche à dresser un portrait sociologique de la génération du meurtrier, et établir le lien entre les crises existentielles de cette jeunesse et la pression du regard extérieur, particulièrement tangible au Japon ; ensuite, le documentaire expérimental de Masao Adachi sur ce même fait divers, AKA Serial Killer, sorti quelques années après les événements ; enfin le Paysage de 17 ans de Kōji Wakamatsu, inspiré d’un autre mais semblable fait divers.

Adachi, pour son film, a choisi une approche expérimental proche de la réflexion sociologique en se concentrant sur la topologie des lieux traversé par le jeune tueur ; Wakamatsu, a lui opté pour une approche plus poétique et abstraite mais tout aussi chargée de sens. Ces deux cinéastes m’ont semblé prendre bien plus sérieusement en compte la gravité de leur sujet, ce qui se ressent dans les formes très différentes mais tout aussi radicales de leur deux films.

Ishikawa lui n’a pas cette radicalité. Sa volonté de tout dévoiler banalise tout, transforme des faits signifiants politiquement en astuces scénaristiques. Les seuls traces d’une volonté de politiser le propos tiennent à la récurrence des évocations de l’immigration coréenne par le film (à travers un premier dialogue entre Kido, l’avocat, et ses beaux-parents ; puis lors d’une rencontre avec l’escroc en prison ; puis par un extrait de JT sur une manifestation raciste anti-immigration), pour mêler la thématique des évaporés à la question de l’identité des immigrants coréens au Japon ; c’est abordé si superficiellement que, n’eût été la récurrence de cette problématique, ça n’aurait pas lieu d’être considéré, mais leur récurrence ne saurait racheter la superficialité de ces évocations.

Cette déviation sur le propos du film témoigne du fait qu’à mesure qu’il se déroule, il semble de moins en moins suivre une direction établie. La promotion en France de A Man s’est beaucoup axé sur l’aspect consensuellement acclamé du film (« huit oscars japonais » nous crie l’affiche!). Cet aspect fédérateur du film tient plutôt à mon avis à sa plus grosse faiblesse fondamentale, qui est son manque de cohérence globale et de convictions formelles. C’est un film qui ne dérangera personne, conviendra à – presque – tout le monde.

A Man s’éparpille, tant sur la forme que le fond : sur la forme, puisqu’il filme plusieurs sujets sans se mesurer totalement à aucun : le dessin devrait tenir une place importante dans la première partie du récit (Mr. X dessine beaucoup, et c’est à travers cette passion qu’il rencontre sa future femme), pourtant il n’est jamais pensé comme un objet esthétique (les dessins sont à peine filmés, on ne le verra lui-même jamais dessiner), et est toujours réduit à un objet scénaristique qui n’aura d’intérêt que pour faire avancer l’intrigue. Plus tard, on aura droit, en flashback, à une séquence de boxe, mais la boxe n’est là non plus jamais un sujet esthétique du film, on ne sent pas un intérêt profond (outre scénaristique) pour le sport qui justifierait sa place ici.

Cette indécision, cette absence de radicalité se ressent jusque dans le cadre : beaucoup de plans en mouvements, de travellings gratuits qui ne vont nulle part, se contentant de glisser pendant que des personnages parlent, ramollissent encore la narration déjà embourbée (et il y a comme dans l’Innocence sorti récemment une séquence filmée au Ronin avec des à-coups motorisés vraiment laids, la similarité des deux séquences qui mettent toutes les deux en scènes Sakura Andô avec son fils adolescents est plutôt amusante d’ailleurs, on a comme un air de déjà-vu)

En s’éparpillant, sur la forme (cadres inconséquents, sujets sous-exploités esthétiquement), sur la narration (plusieurs genres : d’abord drame familial, puis film d’enquête, drame de couple dans le dénouement ; flashbacks, accès aux points de vue de plusieurs personnages…) et sur le fond (le propos psychanalytique, les timides tentatives de politisation), le film devient opaque, mais pour des mauvaises raisons ; cette opacité, qu’il aimerait faire passer pour de la profondeur, trahit au contraire un manque de conviction et de dévouement à une approche.

Pour contrebalancer cette opacité et pallier aux manquements cinématographiques, le film se montre parfois d’un didactisme vraiment lourdingue.

Illustration : L’associé de Kido, lorsqu’il apprend que le père Mr. X était un criminel, dit que cela conforte l’idée que Mr. X a commis un crime ; - Pourquoi ? Demande Kido ; - On sait tous deux que le crime n’est pas génétique, mais l’environnement familial conditionne les individus ». Puisqu’ils le savent tous deux, ce n’est en vérité pas l’avocat qui s’exprime, c’est le réalisateur qui instrumentalise son personnage pour faire passer sa morale consensuelle au spectateur ; consensuelle et dépolitisée, car elle voudrait circonscrire au cadre familiale un problème fondamentalement politique.

VizBas
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le 21 févr. 2024

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VizBas

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