La Raison, c'est la folie du plus fort. La raison du moins fort, c'est de la folie.

J'ai eu du mal à voir ce film. C'est vrai qu'un documentaire chinois de près de quatre heures, ça ne se vend pas facilement. C'est pourquoi j'étais très peu motivé, malgré les critiques prometteuses de la presse et de senscritique.


Et puis, je prends un moment pour réfléchir : si je suis capable d'aller voir cette daube innommable de "Bataille des Cinq Armées (j'ai fait près d'une heure de queue à l'avant-première !), je peux bien consacrer 4 heures de ma vie à un réalisateur capable de partir 3 mois en immersion dans un asile du Yunnan, province reculée du Sud-Est de la Chine.


Je pars donc visionner ce film avec quelques appréhensions, en me disant que je vais probablement m'ennuyer ferme. La claque n'en est que plus violente. "A La Folie" m'a livré ce que je préfère dans le cinéma : l'originalité, l'immersion, le travail esthétique, et surtout l'engagement politique d'un réalisateur avec des couilles grosses comme ça.


Parlons-en, de Wang Bing. Je ne le connaissais pas avant "A La Folie". Pourtant, il avait déjà bien roulé sa bosse, en réalisant plusieurs documentaires sur le déclin de la société industrielle chinoise, telle que l'oeuvre monumentale de 9 heures, "A l'Ouest des Rails", que je verrai certainement un jour. Je vous laisse imaginer le courage qu'il faut pour partir à l'assaut de la puissante industrie chinoise, avec pour seule arme une petite caméra. Evidemment, "A la Folie" n'a pas été diffusé en Chine, et je doute qu'il le soit avant bien longtemps.


Wang Bing a d'ailleurs eu du mal à mener à bien son projet. Plusieurs hôpitaux ont refusé de lui ouvrir leurs portes et il n'avait au départ obtenu qu'une autorisation de 2 semaines pour celui présenté dans le film. Finalement, le réalisateur y passera trois mois, aux côtés d'une cinquantaine de pensionnaires. C'est à ce niveau qu'on observe la première prouesse de Wang Bing : en effet, dans ce documentaire, il n'existe tout simplement pas. Je crois que je n'ai jamais vu un documentariste aussi effacé : non seulement Wang Bing ne fait aucun commentaire (excepté l'inscription du nom des pensionnaires et le temps qu'ils ont passé dans l'hôpital), mais en plus il se fait complètement oublier des pensionnaires, au point de devenir invisible à leurs yeux. Il peut donc observer le quotidien des patients avec un naturel incroyable. L'immersion est totale, et il est difficile de concevoir un témoignage plus objectif. Wang Bing le dit d'ailleurs dans une interview donnée à Télérama : il ne se considère pas comme un cinéaste politique puisqu'il se contente de filmer la réalité...


Et quelle réalité ! L'asile que l'on découvre tient plus de la prison que de l'hôpital. Les pensionnaires sont enfermés dans un lieu terne et étroit, avec une galerie fermée qui leur laisse voir le ciel comme pour les narguer. C'est une chose rare que de voir un documentaire adopter les codes du huit-clôt,mais "A la Folie" est un très bon exemple du genre. Quant au personnel médical de l'hôpital, sa présence est réduite au minimum, et il semble prendre beaucoup plus à cœur sa charge de surveillance que sa mission de soins.


Les patients n'ont aucune pudeur : ils se promènent nus sans réticence et urinent devant tout le monde. Le constat est cruel : enfermés et isolés du reste du monde, les pensionnaires n'ont pourtant aucune intimité, à part peut-être celle de leur lit.
Le sommeil apparaît d'ailleurs comme le dernier refuge de ces pauvres hères engourdis par les médicaments, vivant dans une terrifiante monotonie. Les mêmes actions sont répétées chaque jour, inlassablement. Dans cette perspective, la longueur du film s'explique d'elle-même : Wang Bing tourne des plans séquences de plusieurs dizaines de minutes pour faire ressentir au spectateur la torpeur dans laquelle vivent les internés. On frémit d'horreur et d'indignation devant ce traitement inhumain.


En effet, ce film est avant tout un film humaniste, et par certains aspects très optimiste. Malgré leur condition épouvantable, les pensionnaires ont construit un ordre social qui leur est propre. C'est là que se développe le véritable propos de Wang Bing, qui nous montre durant la majeure partie du film les relations profondément humaines qu'entretiennent entre eux les patients. Ainsi, deux d'entre eux partagent un même lit dans un élan d'affection. Un patient amoureux d'une femme internée à l'étage d'en dessous parvient à organiser une rencontre à la sauvette avec elle à travers les barreaux. La dernière scène entre deux patients qui regardent le ciel illustre parfaitement ce thème.
L'intention du réalisateur est éloquente : témoigner de l'humanité des sujets qu'il filme, montrer que ce sont des êtres capables de vivre en société. D'ailleurs, le titre renvoie à cette notion d'amour, aussi importante que celle de la folie dans le film. Le titre chinois, Feng Ai, signifie "fou d'amour" ou "amour fou". Le titre américain, "til' madness do us part", est également explicite.


Le pic de génie du réalisateur est atteint lorsqu'il décide de quitter l'asile, pour suivre un homme qui rejoint sa famille hors de l'hôpital pour quelques jours. Cette scène où l'on voit le malheureux perdu dans la ville, incapable de communiquer même avec sa propre famille, est inoubliable. C'est à ce moment que l'on prend conscience de l'ambition immense de Wang Bing : plus qu'un témoignage de la condition des internés en Chine, c'est le sort de tous les laissés pour compte de la Chine industrialisée qui est dénoncé dans le film. Le patient se rend dans sa famille, qui vit dans un grand dénuement, comme ce semble être le cas du reste de la ville. Wang Bing suit son patient à travers les rues de cette ville en construction inachevée, marchant lentement sans savoir où il va. L'espace d'un instant, la caméra s'arrête et l'homme continue de marcher, se fondant progressivement dans la nuit.


Cet homme, ainsi que tous ces "fous" que nous présente Wang Bing, ne sont que les déshérités d'un pays qui les a sacrifiés pour se moderniser, et qui refuse de les assumer en les opprimant et en les cachant aux yeux du monde. Ici aussi en France, de nombreux hôpitaux psychiatriques sont bâtis sur un modèle carcéral. On craint que les "fous" ne viennent vivre parmi nous, non pas parce que l'on s'inquiète pour notre sécurité - quel mal pourraient bien faire ces malheureux ? - mais parce qu'on en a honte : ils sont le symbole de l'échec économique, social et politique d'une communauté toute entière.


Si vous voulez connaître la vraie valeur d'un homme, observez comment il traite les plus vulnérables que lui. Wang Bing pousse un vibrant cri d'alarme pour nous rappeler que cette règle s'applique aussi à l'échelle de la société.
Pour cette leçon magnifique, et pour cette expérience humaine et cinématographique qui laissera des marques durables, Monsieur Wang Bing, je vous salue bien bas, et recommande votre oeuvre à tous ceux qui me liront.

Herumor
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le 8 mai 2015

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