De janvier à avril 2013, Wang Bing a filmé le quotidien d’un hôpital psychiatrique de la province du Yunnan, au sud-ouest de la Chine. Enfermés là pour des raisons parfois fallacieuses – parce qu’ils représentaient un poids pour leur famille ou dérangeaient le gouvernement - les résidents y vivent jour après jour, sans espoir, sans perspective, dans un univers très dur où le lit et le sommeil représentent les derniers remparts contre les autres, contre l’extérieur. De l’étage des hommes auquel on lui a donné accès, Wang Bing, à travers les grilles, filme aussi la cour et les autres parties du bâtiment. Il enregistre le grand dénuement dans lequel se trouvent ces hommes et ces femmes, les échanges, les rituels de survie, la capacité de résistance mais aussi la misère et la déchéance de ces êtres, malades ou non (devenus malades avec le temps).



Lorsqu’en 2004, nous avons appris que le film "A l’ouest des rails", dont nous entendions parler depuis des mois, avait été remonté pour passer de cinq à… neuf heures – dans un contexte où il est difficile de diffuser un film d’une durée supérieure à une heure trente – nous avons compris que son réalisateur était, pour le moins, déterminé.

Le film lui-même, époustouflant, nous avait tous saisis par son contenu, par sa force et sa puissance esthétique. Nous pouvions vérifier, enfin, qu’une petite caméra hi8 maniée par un seul homme – et quel homme ! – ouvrait sur d’autres possibilités formelles, sur un réel affranchissement de la contrainte technique, certes, mais aussi des empêchements administratifs et politiques de tous ordres, et permettait de se rendre en des lieux a priori hors d’atteinte.

Face à cet extraordinaire Wang Bing, petit de taille mais grand d’esprit et de talent, nous avons su d’emblée et avec certitude qu’il n’allait pas s’arrêter là et que "A l’ouest des rails" n’était que le premier pan d’un tout. C’était vertigineux et enthousiasmant.

Dix ans plus tard, c’est bien de cela qu’il s’agit. Installations, photos et films – documentaires et fictions – s’organisent d’une manière singulière, systémique, en rizhome : se renvoyant les uns aux autres, ils font partie d’un même organisme. Comme ceux qu’ils montrent, invisibles, évoluant dans les pires conditions de vie, quelles soient climatiques, matérielles ou politiques.

« Je me considère comme un symptôme du chaos contemporain. » Wang Bing, témoin et sentinelle, dans une démarche à la fois archi-modeste et extrêmement ambitieuse, consigne avec patience, parfois au détriment de sa santé, d’autres Chines – d’un passé proche, ou contemporaines – que l’une des plus grandes puissances économiques du monde côtoie ou absorbe sans plus les voir.

Pas un de ses films qui ne soit passionnant, étonnant et magnifique, à la fois radical et doux, qui n’enregistre d’autres systèmes de vie ou de survie, donnant tranquillement place et reconnaissance à ces hommes, ces femmes et ces enfants ordinaires ignorés.

Comme le dit très bien Emmanuel Burdeau ("Le génie de Wang Bing ? Filmer le travail de l’homme dans un monde sans travail", 29 avril 2013, ps85.fr) : "Dans cette chronique de la vie d’un hôpital psychiatrique, ce sont cette fois les gestes et les manies propres à l’isolement, la promiscuité et les attentions entre les patients qui dessinent le modèle inouï d’une contre-vie loin du travail, désœuvrée et pourtant inlassablement à l’œuvre d’elle-même."
AcorBailhache
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le 16 sept. 2014

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