Il y a un tout juste un an, Casey Affleck revenait des limbes du cinéma indépendant avec Manchester by the sea, mélodrame qui lui offrait un rôle de premier plan, presque conçu sur mesure pour sa tonalité plaintive. Cette tonalité tient d'abord à la voix de l'acteur : sourde, traînante, à la limite du chuchotement, cette voix a été, depuis Gerry (GVS, 2002), un signe distinctif, c'est par elle que Casey s'est démarqué de Ben, lequel œuvre depuis vingt ans dans le cinéma industriel où il tient le haut de l'affiche (de Pearl Harbor à Batman vs Superman). Moins favorisé par le sort, physiquement moins imposant, moins viril, Casey a su jouer de sa voix brisée : elle le tient depuis toujours au bord de la disparition (c'était le sujet de Gerry), elle appelle la fêlure, convoque un potentiel de pathos dont il a usé, jusqu'au cabotinage, dans Manchester by the sea – film que l'on peut voir comme la consécration d'un travail sur le registre favori et quasi unique de l'acteur : celui de la complainte.


L'idée intéressante de A ghost story consiste à se passer autant du corps de l'acteur que de sa voix. A partir de la vingt-cinquième minute, le personnage incarné par Casey Affleck – désigné par l'initiale C. au générique – meurt dans un accident de voiture et revient chez lui sous les traits d'un fantôme couvert d'un drap blanc. Forme neutre, indifférente, qui n'a plus besoin de l'identité physique de l'acteur, ni du son de sa voix. Casper le fantôme a éclipsé Casey l'acteur. Au regard des laborieuses séquences qui précèdent cette éclipse, on est tenté de dire : tant mieux. Rien ne semble en effet plus fantomatique et inconsistant que les scènes « incarnées » de A ghost story : des scènes de la vie quotidienne de C. et sa femme (Rooney Mara) qui font surgir les effets de style les plus grandiloquents du cinéma de Terrence Malick : des lueurs venues d'ailleurs éclairent les murs et les plafonds de la banale maison de banlieue de C., elles sont censées figurer, comme dans un Tree of life du pauvre, l'Esprit éternel qui habite les lieux. Dans ce Grand Tout, il est clair que les acteurs n'ont qu'une place secondaire : ils semblent déployer des partitions mécaniques – à l'image d'une séquence, déjà fameuse, où Rooney Mara avale l'intégralité d'une tarte dans sa cuisine triste et vide, juste après la mort de C. A l'image, aussi, de cette séquence où Will Oldham – caution arty du film que l'on a déjà aperçu dans le cinéma très maniéré de Kelly Reichardt (Old Joy, 2007) – vient déclamer une tirade sur Beethoven disant, en substance : « nous deviendrons tous des atomes, mais on fait notre possible pour laisser une trace ».


Le pauvre Casper/Casey a bien du mal à s'extraire de cette mélasse métaphysique : c'est une âme en peine, un triste témoin de temps qui passe, d'abord à l'échelle de sa propre maison, puis, après la destruction de celle-ci, à l'échelle des siècles, voire des civilisations. Le drap blanc qui le recouvre vaut moins comme concept arty (petit concept dont le film ne fait pas grand chose) que comme fragment dérisoire, lambeau d'un texte voulant à toute force se rattacher à un courant de poésie typiquement américain, qui irait, pour le meilleur et pour le pire, de Walt Whitman à Terrence Malick. A l'idée du Grand Esprit malickien, le film répond, modestement, par l'image du drap blanc, comme si son projet était d'aller chercher la part la plus dérisoire de cette métaphysique englobante (le tout est dans tout) et de la confronter à sa propre grandiloquence. Ce qu'il y a de plus beau dans A Ghost Story, c'est donc le silence : l'insupportable concert de voix off qui caractérise le cinéma pompier de Malick est réduit à un bref salut entre Casper/Casey et le fantôme de la maison d'en face, coincé, comme son semblable, chez lui. Un « Hello » sous-titré fait tout à coup rayonner une idée simple et lumineuse, mais largement sous-exploitée dans l'ensemble du film : les maisons ne sont habitées que par des fantômes, qui parfois se croisent et se disent bonjour.


A l'aune de cette séquence, on peut spéculer sur le film qu'aurait pu être A ghost story s'il avait su mettre plus nettement en sourdine la métaphysique malickienne qui le plombe presque intégralement, s'il avait imaginé, par exemple, des fantômes heureux. Ce n'est pas le chemin que suit son récit : l'épilogue offre au spectre de C. un triste voyage dans le temps, tantôt au XIXe siècle, tantôt dans un futur bétonné et déshumanisé. Cette promenade dans la légende des siècles rejoue, malgré l'absence physique de Casey Affleck et la disparition de sa voix, la tonalité fade et plaintive de toute sa filmographie depuis L'Assassinat de Jesse James (2007). A ghost story ressemble par moments à un Manchester by the sea couvert d'un drap blanc : c'est le ghost du film de Kenneth Lonergan, qui racontait déjà une histoire de revenant attaché à un lieu et contraint d'y revenir. David Lowery a repris ce schéma a minima: son film est un mélodrame sans drame et sans climax, où le fantôme regarde son propre monde s'évider au fil du temps, puis disparaître impassiblement. Au-delà du concept arty, il faut reconnaître qu'il y a quelque chose d'obstiné dans la façon dont le film tient cette note élégiaque, offrant à Casey Affleck un étrange bilan de carrière en forme de memento mori.


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le 5 janv. 2018

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