Mauvais genre
7.7
Mauvais genre

Roman graphique de Chloé Cruchaudet (2013)

S'inspirant d'une histoire vraie,l'ouvrage nous conte le destin édifiant d'un couple hors du commun.Digne d'un scénario de fiction,leur vie semble n’être qu'une vaste invention fantasmée d'une liberté trop grande pour avoir réellement pu prendre forme.Mais n'est ce pas la le pouvoir intrinsèque de l'art que de pouvoir réinterpréter la vérité pour la rendre crédible?Le contexte dans lequel l'intrigue se déroule a une importance capitale car elle est indissociable de l'épreuve que vont traverser ces jeunes amants.C'est la période de la Grande Guerre,cette immonde boucherie que décrit si bien Jean Giono dans son superbe,bien qu'éprouvant "Le Grand Troupeau".

Cette jeunesse idéaliste arpente les bals dansants,très populaires en ces temps la,dans l'espoir de rencontrer le grand amour.Ils en oublient ainsi provisoirement leurs pénibles conditions sociales.La fureur qui s'annonce à grand pas n'est pour eux qu'un vague bruit lointain dont les terribles conséquences sont inimaginables.L'innocence et l'insouciance sont porteurs de magnifiques espoirs et le mariage qui suit en est la preuve concrète.L'évanescence sera malheureusement vite déchue sitôt que le brave soldat partira batailler,laissant derrière lui son épouse tant aimée.On retrouve alors cet univers si bien dépeint par Giono,ou la folie des hommes est destructrice de toute humanité.La vie dans les tranchés,si effroyable et carnassière,fauche ces jeunes soldats envoyés au front mal préparés,physiquement et mentalement.Leurs corps putréfiés et ces carcasses d'animaux éventrés cote à cote disent l'horreur de ce massacre.Impossible pour les survivants d'en sortir complétement indemnes.Kubrick dénonçait aussi cette mascarade sanglante et la cruauté irresponsable de ces chefs restés dans les lignes arrières tout en se targuant d'avoir un rôle décisif dans la prétendue victoire.

Partant de ce postulat,nous suivons notre survivant déserteur essayer de reprendre une existence normale.Et la réside l’intérêt de ce récit transgressif.Se sachant épié et sa tête mise à prix,il use,sous les conseils de sa compagne retrouvée,d'un stratagème pour le moins surprenant.Décidé à se travestir en femme pour échapper à ses poursuivants et rester en vie,il va peu à peu prendre gout à sa nouvelle identité.Se découvrant une séduction qu'il ne pouvait soupçonner,sa personnalité s'en trouvera changée à jamais.Cette transformation radicale semble lui procurer un immense plaisir et décuple sa sexualité de façon impressionnante.L'androgyne qu'il devient gère difficilement ce changement.Sa part masculine,violente et ingérable,menace sérieusement la vie de sa dulcinée en même temps que sa fragile santé mentale.Sa part féminine,douce et sensible,enchante son quotidien et lui fait découvrir avec gourmandise le Tout Paris interlope des Années Folles de l'après-guerre.Cette partie de la narration est finement retranscrite et l'on devine aisément quelle était la vie d'artiste à ce moment précis de L'Histoire.Autre élément fondamental,la hiérarchie sociale du patriarcat est ici inversée.Tandis que ce bouleversement oblige l'homme à rester inactif,elle part travailler pour subvenir aux besoins matériels.La situation est trouble car cette inversion des rôles n'en reste pas moins indirectement dirigé assez strictement par lui.

Les mœurs,sous apparence libertaires,n'en demeurent pas moins encadrés sévèrement et la justice condamnera ces nantis du Bois de Boulogne.Le genre humain n'est pas une notion sujet à débats et ce travestissement est clairement ressentie comme une perversion et un déni de toute "normalité".Les profiteurs de la permissivité restent également des mécréants et seront jugés comme tels.L’ambiguïté éprouvée est fascinante dans le sens ou nous hésitons constamment entre admiration et répulsion pour ces deux personnes.L'empathie met du temps à arriver et empêche une adhésion totale au projet,qui par ailleurs est passionnant.Lui verra ses souffrances abrégés tragiquement car il n’aura pu choisir sa véritable orientation et elle paiera un lourd tribut pour son agissement instinctif,bien au delà de la peine de prison encourue après sa sortie.

Chloé Cruchaudet se sort habilement du piège dans lequel elle aurait pu si aisément tomber.Point ici de caricature dans le traitement de son sujet et une juste maitrise du rythme de l'intrigue,sans pour autant atteindre la perfection recherchée.Les plus belles réussites tournent autour du talent à transmettre l'effervescence mortuaire et sulfureuse de cette relation unique et à cette captation prodigieuse de la terreur sanguinaire,contrastes saisissants.Elle convainc un peu moins dans sa recherche d'attachement et d'identification à des caractères quelque peu stéréotypés.Une belle découverte.

Créée

le 4 avr. 2014

Critique lue 497 fois

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