La révolution française est sans doute un des sujets les plus extraordinaires de l'histoire (pas seulement française) et il est normal qu'elle ne cesse d'inspirer les artistes les plus divers. Cinéastes, écrivains, dessinateurs et scénaristes, sculpteurs, peintres, tous s'y sont essayés, presque aucun domaine artistique n'a échappé à la fascination que l'évènement a pu faire naître chez chacun.


Pourtant, si la période est séminale, elle est surtout et avant tout terriblement casse-gueule à restituer. Le pourcentage de films cul-de-jatte, de livres manchots ou de BD sans queue ni tête (pour en rester dans des domaines connus sur ce site) pourrait donner l'envie à chaque nouvel impétrant de refuser l'obstacle au moment de lancer son galop.
C'est pourtant à coup sûr le contraire qui a été moteur dans cette BD: la volonté de faire mieux, ou au moins, un peu autrement.


Car la complexité du fait historique porte en elle toutes les erreurs interprétatives ou analytiques possibles. D'abord à cause des mouvements annonciateurs qui avaient secoué bien d'autres pays avant la France (les États-Unis, la Hollande, l’Angleterre, pour les plus connus). Mais aussi à cause des fantasmes véhiculés par les différents camps (bien plus nombreux que ceux, schématique, de simples royalistes contre républicains). Ou encore à cause des mouvances insaisissables de toutes les factions, groupes sociaux et/ou politiques, tous disparates et nourris de sous-courants nébuleux, au fil des années, et au grès des évènements (on se souvient, par exemple, qu'une grande partie du clergé était très favorable à la révolution dans ses premières années). Enfin et surtout, parce que toutes les couches de la société, du roi jusqu'au plus humble mendiant des rues, ont été concernées comme parties prenantes. Avec même, comme fait inédit par sa puissance émancipatrice, une première émergence en tant que force politique et sociale, bien vite étouffée, d'une composante du pays jusqu'alors bien mystérieuse: les femmes.


On comprend vite, même en survolant la séquence historique de très haut comme je viens de le faire, la difficulté de la tâche de celui qui veut essayer de rendre compte du moment, quand tant d'ouvrages scientifiques et universitaires (je conseille néanmoins humblement celui-là, assez digeste et complet) peinent à embrasser la bascule d'un vieux monde dans un autre (rappelons que le terme même de révolution était employé en parfaite connaissance de cause par ses premiers utilisateurs, qui voulaient précisément le retour à un âge "premier" d'où corruption et privilèges étaient exclus).
Les écueils principaux sont traditionnellement la vision trop lointaine (on se contente d'entasser les moments célèbres sans mettre en lumière ce qui les sous-tendait réellement) ou beaucoup trop proche (le petit peuple pris sous un angle uniquement laudateur et édifiant). Les tentatives les plus modernes de marier les deux tendances n'évitant d'ailleurs aucun des excès des deux visions.


La version de Grouazel et Locard livrée ici parvient, petit miracle, à trouver la bonne approche, mais surtout à garder la bonne distance avec son sujet.


Car si on regarde la chose d'un point de vue positif, la BD est sans doute le vecteur le plus propre à rendre compte d'un évènement pour lequel la double focale est constamment nécessaire: quoi de mieux que le dessein pour conjuguer si naturellement le grand et le petit ? Pas besoin des contraintes budgétaires liées au cinéma pour mettre en scène les moments spectaculaires et édifiants (et un éventuel cahier des charges lié à ce budget), mais avec cependant la force de l'image pour rendre compte d'un lieu et d'un temps que la littérature ne pourra pas remplacer dans l'imagination de lecteurs non instruits des décors et usages de cet autre temps.


Mieux, le récit trouve ici une fluidité rarement trouvée ailleurs. Les faits sont si bien amenés qu'on prend un malin plaisir à réaliser ce qu'ils allaient devenir dans l'iconographie républicaine d'un 19ème siècle qui s'annonce.
L'antithèse d'images vitrifiées qui claironneraient avec emphase "nous sommes le 14 juillet 1789, voyez les forces belligérantes en places prêtes à faire l'histoire", si habituellement exaspérantes. Ce que l'on ressent bien ici, c'est que les acteurs des faits historiques le sont en partie malgré eux (étant de simples individus confrontés à des centaines, milliers ou millions d'autres). Parce qu'évidemment (il est si trivial de le rappeler) si tout le monde avait exactement su ce qui allait arriver, jamais rien ne serait advenu de cette façon.
L'exploit de Grouazel et Locard est de redonner une immédiateté et une fraicheur à chaque moment telle qu'on se prend à comprendre la nouveauté stupéfiante que représentait chaque étape de la révolution, comme si chacune arrivait à nouveau. Comme si l'Histoire pouvait même, planche après planche, prendre encore un cours différent.
Ce compliment est sans doute un des plus beaux que l'on puisse rendre à une œuvre de fiction à vocation historique.


Des bémols, quand même, parce que rien ne saurait jamais être parfait, sur le travail du duo de jeunes scénaristes et dessinateurs: l'emploi un peu trop évident de la caricature d'une figure réactionnaire bien actuelle et emblématique, et la façon de passer d'un dessinateur à l'autre toutes les 20 pages, qui donne au lecteur des impressions de chaud/froid (ou sucré/salé) parfois assez surprenantes.


Mais c'est bien peu face à la force visuelle et narrative de l'ouvrage, dont on est tout heureux d'apprendre qu'il constitue le premier tome d'une trilogie qui pourrait couvrir, à son terme, la période sur plus de 1000 pages. Ne reste plus qu'à espérer que la suite sera du même tonneau. Car le vin de cette première cuvée est délicieusement enivrant.

guyness
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le 27 août 2019

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guyness

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