Naissance d'un savant fou
« L'esprit du temps » est la première partie de la biographie de l'homme d'influence qu'a été Fritz Haber entre la fin du 19ème et le début du 20ème siècle. Toutefois, l'intérêt ne se limite pas à ça, puisque la petite histoire est bien évidemment un bon moyen de revisiter la grande, pour replacer au centre des préoccupations l'intégration des juifs au sein de l'Allemagne de l'époque, et par la même occasion permettre de redéfinir le concept de nation, et d'appartenance à celle-ci. C'est donc tout à fait logique que l'histoire de la naissance de l'Etat d'Israël, et par conséquent du sionisme, nous soit contée.
La narration est émaillée de citations d'intellectuels du siècle passé en phase avec chaque épisode de la vie de Fritz Haber. Suffisamment bien insérés pour ne pas être anecdotiques, ces éléments hypertextuels sont donc bienvenus, même si leur bienfondé et leur plus-value en termes de narration ne sont pas clairement déterminés, et accréditent la thèse du désabusé qui n'y voit qu'un gimmick récurrent d'une certaine frange de la BD qui veut se faire aussi brillante que le bouquin parpaing. En tout cas, une BD qui a de l'esprit, ça ne se refuse (tout de même) pas. Avec ces bons mots et la succession de péripéties, découvrir la vie de cet illustre personnage en quelques pages impose implicitement une relecture attentive, qui s'avère quasi indispensable si on souhaite continuer avec le biopic du sinistre chimiste (trop) ambitieux.
L'oeuvre ne se limite pas au neuvième Art. Le lecteur accède à une présentation cinématographique, avec des ellipses faisant la part belle aux moments forts de la vie du juif allemand. Pour faire accroire au film muet, le récit est monté avec des intermèdes textuels sur fond noir. S'installe alors la forte impression d'avoir affaire à des photographies de scènes qui se sont réellement (re)jouées devant l'objectif du photographe , et qui ont par la suite été retouchées à l'aide d'un logiciel qui a appliqué un filtre sépia et un effet « aquarelle » par-dessus. A moins que ce soit mon imagination qui me joue des tours... Quoiqu'il en soit, cette facette artificielle dénature un tant soit peu de charme originel de la BD crayonnée et confère une ambiance froide, manquant quelque-peu d'âme, mais néanmoins pas de saveur.
En plus de ça, le contenant n'est pas mauvais, et c'est donc avec joie qu'on se retrouve avec un bel objet entre les mains. Le petit bémol viendrait peut-être de l'impression du noir, qui pour les vignettes de narration fait un poil délavé, manque de profondeur... Et donc de noir vraiment noir. Mais enfin je tends le bâton...
Même s'il lui manque peut-être une véritable identité artistique pour en faire une BD incontournable, cette première salve est un coup gagnant pour Delcourt, qui donne envie de parcourir davantage une collection qui se fait discrète, fort bien nommée « Mirages ».
