On entend régulièrement parler de la Corée du Nord, ce pays devenu étrange et anachronique à force d’être resté sous cloche pendant tant de décennies, à la faveur d’une dictature d’opérette prétendant faire du communisme une vitrine pour le monde. Mais on entend beaucoup moins parler de la période où la Corée fut coupée en deux par une frontière extrêmement étanche que même le chant des oiseaux ne semble pas pouvoir traverser.


Le récit commence en 2018. Madame Lee est nonagénaire, apparaissant courbée sous le poids des ans. La vieille dame vaque difficilement à ses occupations dans son petit appartement, à moitié aveugle en raison d’une cataracte mal soignée, constamment aux prises avec la télécommande ou le téléphone. Sa fille, accaparée par son travail qui lui rapporte peu, n’a pas toujours le temps de s’occuper d’elle, et se fait mille reproches. Mais malgré ses désagréments liés à l’âge, Madame Lee veut rester coquette et s’accroche à la vie, car elle entretient l’espoir intime de revoir son fils et son mari, qu’elle a perdus lors de l’exode pendant la guerre de Corée, au début des années 50. Le temps de s’écarter du chemin pour donner le sein à son nourrisson, ces derniers avaient disparu corps et biens, sans laisser aucune trace, au beau milieu de la cohue des civils fuyant le Nord tenu par les communistes... Cinq petites minutes qui suffirent pour séparer à tout jamais une famille. Le mystère ne sera jamais élucidé et Madame Lee passera sa vie à attendre les siens, qui vraisemblablement étaient restés du mauvais côté, captifs de cette prison à ciel ouvert qu’était devenue la Corée du nord.


C’est cette histoire terrible que Keum Suk Gendry-Kim va nous narrer, une histoire qui laisse le lecteur interloqué, non seulement par les conséquences immédiates de cette guerre et notamment l’exode (avec un passage terrible et révoltant où les civils sont bombardés par l’aviation américaine), mais également par la période de silence qui s’ensuivit des décennies durant, Guerre froide oblige, et engendra un véritable traumatisme moral pour les familles séparées. En 2018, des rencontres au compte-goutte vont finalement être organisées pour ces dernières, sous la supervision extrêmement stricte, on s’en doute, de la police politique du Nord. Cela donnera lieu à la scène peut-être la plus poignante du récit, lors de laquelle une amie de Mme Lee évoque sa rencontre avec sa sœur, qu’elle n’avait jamais revue depuis soixante-huit années. Un événement qui en dit assez long sur la cruauté et la paranoïa du gouvernement nord-coréen, d’abord parce que les rencontres furent très brèves en plus d’être surveillées, et qu’en plus, on demandait aux citoyens du nord de ne pas accepter de présents de leurs proches du sud. En revanche, ceux-ci recevaient tous un cadeau semblable : un foulard bon marché de même couleur et un drap-housse distribué par Pyongyang histoire que les familles aient quelque chose à offrir, une bienveillance de façade sans doute destinée à masquer la grande misère dans laquelle le peuple est maintenu…


A mille lieues de tout artifice et de toute mièvrerie, le trait en noir et blanc un peu charbonneux dégage une poésie fragile, plus douce ou plus âpre selon les passages. Certaines planches sont de toute beauté, en particulier dans les représentations de paysages, avec un leitmotiv à la symbolique pleine de sens, l’arbre, évoquant les gravures de l’art asiatique.


On ignore si « L’Attente » aura permis à l’autrice (sud-)coréenne de se réconcilier avec elle-même et de dépasser la culpabilité qui la taraudait, mais indubitablement l’ouvrage est une réussite. Nous avons là un hommage magnifique et tout en émotion retenue, sans larmoiements inutiles, à une femme « forte (…) malgré une constitution d’apparence fragile (…) qui ne se plaignait jamais ». Pour réaliser cet album, Gendry-Kim s’est inspirée des témoignages de sa mère, de Mme Lee et de M. Kim en les réorganisant. La culpabilité dont elle parle est liée principalement à la promesse faite à sa mère d’intercéder auprès de la Croix rouge pour lui permettre de revoir sa sœur restée en Corée du nord, promesse qui, les années passants, ne fut pas tenue, comme l’autrice le confie courageusement. Avec « L’Attente », l’autrice a su révéler un pan de l’Histoire coréenne qui marquera le lecteur pour longtemps, et permettra d’appréhender — très modestement — l’insondable solitude des familles concernées par cette déchirure à la fois physique et morale, s’apparentant à une douleur lancinante et sans fin, d’une cruauté inhumaine, où l’espoir prend la forme d’un clown sinistre et grimaçant. A l’image de Kim Jong-il ou du « fiston » Kim Jong-un peut-être.

LaurentProudhon
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le 19 juil. 2021

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