Dororo
7.3
Dororo

Manga de Osamu Tezuka (1967)

Dororo s’accomplit et se narre comme un conte. Pas une ersatz de conte comme trop de mangakas en ont fait avec un onirisme affecté, mais un de ces contes dont ce qui en émane se prête d’instinct à une saine oraison au coin de la cheminée. Les profanes, quand on leur évoque un conte, s’imaginent un texte sirupeux adressé aux enfants. Un conte, ça s’adresse aux enfants, c’est entendu, mais pas à eux seulement. Car les meilleurs contes, en définitive, sont ceux qui sont aussi agréables à entendre pour des enfants qu’à lire pour des adultes. Et parce que les plus jeunes comptent parmi les auditeurs privilégiés, cela ne signifie aucunement que le propos du conte sera gai et coloré.


La Petite Fille aux Allumettes, comme on le sait, s’achève sur la mort de sa protagoniste, enlacée qu’elle fut dans le froid de l’hiver. Le Petit Poucet, quant à lui, nous narre l’histoire d’enfants que l’on cherche à abandonner et d’un ogre qui, par mégarde, égorgera ses propres filles. Je pourrais aussi vous rappeler la fin traumatisante de la plupart des contes d’Andersen afin d’appuyer le propos qui suit : l’imaginaire des enfants ne doit pas être préservé dans un cocon duveteux et ouaté qu’on aurait enrobé de mignardise. Si des contes tragiques ont pu traverser le siècles pour devenir incontournables, c’est parce que leurs vertus didactiques et la beauté de leur tragique étaient accessibles même aux enfants. C’est tout un art de savoir créer une histoire pour enfant qui soit suffisamment mature sans jamais être inabordable pour autant. Un art qui repose sur une équilibre narratif où la juste dose de tragique sait être contrebalancé par une narration mesurée. Une narration qui, par-dessus tout, s’abstient toujours d’en faire trop. Le conte de Kojuro et l’Ours ou encore du Monstre Sans Nom en sont les exemples les plus illustres ; deux exemples de conte pour enfant justement issus de deux œuvres ténébreuses.


Mon propos, que j’étends au-delà du seul cadre du conte, tient au fait qu’on préserve injustement la jeunesse du laid en lui imposant une beauté factice pour le berner. Ce n’est pas en éprouvant un enfant à des couleurs vives et chatoyantes et à un monde de rires et de chants que vous lui rendrez service. Son imaginaire, d’une part, sera plus cloisonné que jamais sans exutoire pour s’épanouir et surtout, les afféteries d’usage ne le prépareront qu’à un monde d’où le drame et la tragédie seraient variables fictives. Or, ce monde n’existe pas.


Et à ce titre, je tiens le milieu de l’édition Shônen – au même titre que le Disney contemporain et tant d’autres – comme responsable de cet abâtardissement de l’imagination des plus jeunes. On les préserve de tout et, pour eux, il ne reste alors guère qu’un contenu créatif sans travail qui soit aujourd’hui porté à leur esprit ; un peu comme on jetterait ses os au chien. Le Shônen, c’était Devilman, le Shônen, c’était Ashita no Joe, le Shônen, c’était un registre éditorial qui s’adressait aux plus jeunes sans toutefois craindre de les traumatiser avec un drame qui n’en avait pas que les apparats. Les œuvres précédemment mentionnées resteront dans les esprits comme des classiques indéboulonnables, comme des contes des temps modernes ; pourra-t-on jamais en dire autant de leurs successeurs ? Les larmes n’ont aujourd’hui plus de sens dans le Shônen car les drames n’ont aucune portée ni signification, ces drames, en l’état, n’existent que par la surenchère d’excès ridicules pour la plupart. Or, un conte se doit d’être mesuré dans la manière dont il rapporte sa tragédie, avec réserve, pudeur et minutie ; mais sans jamais rien édulcorer. Voilà un exercice ardu auquel ne se risquent presque plus les auteurs, qu’il s’agisse de mangas ou bien d’autres œuvres. Voilà un exercice ardu que fut celui de Osamu Tezuka, un auteur qui se sera imposé tous les défis pour le plaisir de les surmonter.


Je l’écris encore et toujours et je me plais à le répéter chaque fois que je critique une de ses œuvres : Osamu Tezuka a tout inventé. Il n’a pas seulement donné l’impulsion créatrice du manga tel qu’on le connaît aujourd’hui, il l’a aussi approfondi et peut-être même parachevé à bien des égards. Voilà un mangaka qui n’hésitait pas à alterner entre des aventures légères comme Tetsuwan Atom avec des monuments de monstruosité humaine. Il a touché à tout ; au point d’inspirer en partie le milieu de l’horreur grâce à Blackjack et même de consacrer Naoki Urasawa comme un grand puisque celui-ci aura allégrement marché dans ses traces.


Le Shônen mature, c’est Devilman, c’est Ashita no Joe, et c’est aussi indubitablement Dororo.

Dororo, dans ses allures comme dans son fond, est un conte noir que les adultes comme les enfants se plairont à découvrir. Un ambitieux seigneur japonais prie quarante-huit statues démoniaques afin que celles-ci lui accordent la domination du Japon. Pensant que le cadavre de bébé souris qu’il découvre est un signe qu’il doit leur offrir son fils en sacrifice, il s’engage à leur accorder ce dernier en quarante-huit part afin de sceller le pacte. L’enfant, né privé de la plupart de ses organes, sera notamment privé de la vue et de l’ouïe, retravaillé par un chirurgien, puis errant par la suite sous un faux semblant d’apparence humaine. Sa vie, alors, sera celle d’un éternel réprouvé, constamment traqué par des démons dont il devra se débarrasser pour survivre et récupérer les parties du corps qui leur furent abandonnées. Malgré le contexte apparent et malgré le scénario relativement analogue, nous sommes ici quelques années lumières au-dessus d’un Demon Slayer. Déjà pour ce qui est de la qualité du récit et surtout, le travail porté à la narration qui le conduit.


Les démons sont ici originaux dans la manière dont ils nous parviennent alors qu’ils se manifestent en toute chose, se raccrochant au premier objet à leur disposition afin d’émerger dans le monde des humains.


Le récit nous apparaît classique pour peu que l’on se soit bien échaudé au milieu du Shônen. Mais… ce qu’il a de classique, c’est encore Tezuka qui l’a initié. C’est le socle même dans lequel venaient grappiller ses successeurs. Mais sans ne jamais rien ajouter pour beaucoup d’entre eux, notamment la génération la plus récente. Aussi, ce qui est frais et délectable le temps d’un Dororo sera faisandé de longue date dans une œuvre s’en étant sommairement inspirée quelques décennies trop tard. On ne me fera pas croire, en outre, que les armes dissimulées dans les prothèses de Hyakkimaru n’ont pas au moins en partie inspiré un certain Guts qui, lui aussi, a pour particularité curieuse d’être maudit et traqué par ce que le monde compte de démoniaque. Non, décidément, je ne pense pas faire de raccourcis douteux en associant Dororo à Berserk. On retrouve ici et là des tas et des tas d’inspiration venues plus tard s’incarner dans d’autres Shônens. Je pense à certaines scènes, notamment à la tumeur démoniaque qui pousse sur son hôte ou encore le sabre manipulant son manieur qui, dans les deux cas, rappelleront The Empress et Anubis de Stardust Crusaders, ou le fait pour la mère de Dororo de nourrir son fils en gardant une nourriture bouillante dans ses mains comme rapporté plus tard en guise d’hommage dans Steel Ball Run. Peut-être même pourrait-on y ajouter le pouvoir de la fragmentation de Buggy parmi les innombrables idées puisées dans Dororo, et j’y ajouterai aussi la carte du Pêcheur Légendaire dans Yu-Gi-Oh que je jurerais inspirée de l’histoire du garçon qui aimait les requins.


Voilà une œuvre phare dont on entend finalement bien peu parler en dépit de ce qu’elle a d’éblouissant. C’est un pilier du Shônen moderne ; il n’y a pas un mangaka œuvrant dans ce registre qui puisse prétendre ne rien lui devoir, et pourtant, on en parle bien peu en nos contrées. Tous les canons qui se rapportent au genre ou presque, c’est sous la plume de Tezuka qu’ils sont nés. Ils ne demandaient qu’à être aiguisés et polis depuis le temps, mais on les aura laisser s’émousser à force d’en faire un mauvais usage depuis.

Du fait qu’il ait généré les codes du genre, Dororo nous donne le sentiment, à certaines reprises, d’avoir déjà été lu. De ce fait, on peine à le lire avec un regard neuf qui, à cette époque, ne pouvait que voir toutes les inventions de ce Shônen novateur. Je ne dirais pas que ça ait mal vieilli, même si le dessin de Tezuka est un peu daté – bien que typique de son auteur – mais il est indispensable de tenir compte du contexte éditorial si on veut le lire et l’apprécier à sa juste valeur. Mon regard de lecteur aura immanquablement été terni du fait que j’ai lu la plupart des scénarios de Dororo par cent fois. Et pour cause… on l’a copié cent fois depuis, si ce n'est plus encore. Ma seule erreur en tant que lecteur est de ne pas avoir pris connaissance du milieu du manga en suivant la chronologie de ce qu’il se faisait, mais en débutant mon expérience par les œuvres qui m’étaient contemporaines. Ce n’est pas un drame, mais j’ai le sentiment de passer à côté de quelque chose de grandiose qui, bien que nouveau à cette époque, me paraît éculé aujourd’hui.


Les monstruosités démoniaques, malgré le dessin parfois trop enfantin de Tezuka, sont vraiment originaux dans leur conception graphique au point d’être terrifiants. Voilà qui change encore une fois d’auteurs dont les monstres sont alambiqués et détaillés à outrance sans pour autant qu’ils n’aient rien de nouveau à apporter pour ce qui est de leur stricte apparence. Il n’y a pas de superflu ici ou de copié-collé ; l’originalité prime en toute chose quand le père Tezuka est aux crayons.


En dépit de tous les atouts que je lui trouve, je me dois d’admettre qu’à aucun moment Dororo ne m’a époustouflé de par sa trame, sa scénographie, ses idées et encore moins son dessin. Le manga est bon, il est même mythique, mais il n’est pas impressionnant. Encore en fois, mon regard de lecteur contemporain est indubitablement corrompu par le fait qu’il lise l’œuvre avec plus d’un demi-siècle de recul. Mais d’autres Shônens antiques – comme ceux cités précédemment – ou encore une autre œuvre sublime de la trempe de L’École Emportée m’auront par exemple bien davantage marqué en tant que lecteur. Dororo aurait-il duré plus longtemps que ses dix-neuf chapitres que je m’en serais vraisemblablement lassé. D’autant que sa conclusion n’a rien de concluante et nous abandonne sur une faim relative. De Dororo, on en fera un repas goûteux, mais pas un qui soit à même de repaître son lecteur ; d’autant moins si ledit lecteur a le palais déjà trop éprouvé par de nombreuses autres recettes provenant de la nouvelle cuisine.

Josselin-B
6
Écrit par

Créée

le 23 déc. 2023

Critique lue 182 fois

6 j'aime

Josselin Bigaut

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