Écrit en 1900, l’opéra Tosca de Puccini est rapidement devenu un succès public est demeure aujourd’hui un opéra très populaire, imposant le mythe de la Tosca éponyme. Elle est de ces héroïnes qui marquent l’Histoire de l’art par leur action, leur réaction dans un monde dominé par les hommes. Mettre en scène Tosca plus d’un siècle après sa première représentation implique de convoquer, de manière conscientisée ou non, la mémoire de cet opéra, de son histoire et de ses interprétations. Puisqu'il n'est pas possible d'écrire sur une fiche de la mise en scène d'une pièce de théâtre, je vous parlerai ici de celle de Christophe Honoré. 

Le monde étant souvent bien fait, vous pouvez la visionner ici.


L’objet sur laquelle se porte l’étude menée ici n’est pas uniquement la mise en scène d’un opéra. La captation a été pensé, le rôle de la caméra est trop prégnant pour être ignoré car il ne s’agit pas là d’une captation sans parti pris de mise en scène. La réalisation du film a été confiée à Philippe Béziat et ce, même si Christophe Honoré, également cinéaste, met en scène l’opéra. Celui-ci est réécrit, introduisant notamment, en plus des personnages déjà existant, celui de la Prima Donna, une des célèbres interprètes du personnage de Floria Tosca.


La mise en scène est pensée pour mettre en évidence les deux interprètes, Floria Tosca et la Prima Donna. Ainsi le choix de Christophe Honoré de prendre comme cadre spatio-temporel un univers contemporain est justifié par la présence d’une jeune interprète de la Tosca, venant, avec l’ensemble des acteurs, se représenter chez la Prima Donna. Le décor lui-même est ambivalent, il porte la marque des années par la présence des cadres rappelant la gloire de la Prima. De la même manière, la fontaine, les tapis et canapé jurent avec la modernité du mobilier et semblent être présents pour témoigner d’un temps passé et révolu, de vestiges que la femme a gardé d’une époque qui n’est plus. Dès lors, il est question du temps qui passe et de la volonté de la Prima Donna de le figer, elle qui a tenu ce rôle qui l’a rendue iconique. La voix est ainsi un outil pour arrêter le temps symboliquement : lorsque la maîtresse de maison use de sa voix parlée pour arrêter le chant d’un « stop » qui permet de faire cesser la musique de l’orchestre et le chant des acteurs, elle veut contrôler, façonner la pièce selon sa volonté. Elle acquiert la posture de metteur en scène, voulant réitérer un succès passé sans prendre en compte le présent qui est par essence différent.


Le personnage de la Tosca dans la mise en scène de Christophe Honoré contraste dès son entrée en scène dans l’acte I avec la Prima Donna. Par son costume, elle est singularisée comme étant le seul invité qui n’est pas habillé convenablement. Alliée à sa gestuelle expressive et juvénile son costume comme son attitude font montre de l’irrévérence de la jeunesse, la fouge de celle qui est dans la force de l’âge. La Tosca, jouée par Angel Blue, souhaite ainsi prouver sa valeur, et faire ses preuves devant la grande diva qui l’accueille. Le contraste entre les deux interprètes est constamment réactualisé au cours du premier acte. Le passé est quant à lui sacralisé par la figure de la Prima Donna. La diction du personnage de Mario explicite une métaphore filée dans l’opéra, associant les figures de la Prima Donna et de la Vierge Marie, la Madone. Mario, par son phrasé et en détachant les syllabes, transforme la première en la seconde. Le passé est mystifié, la première interprète de la Tosca est mise sur un piédestal portant l’espérance de la mère protectrice, comme la Vierge dans la religion catholique. Cette iconisation est mise en évidence à la fin de l’acte I où la place de l’image comme vecteur de notoriété est centrale. La foule, faite non pas de soldats comme dans la pièce originelle mais de citoyens, admirateurs de la diva, accompagne cette femme qui demeure populaire en tant qu’interprète de la Tosca. Ils la filme, la photographie, lui demandent des autographes, la porte en idole. La vie privée n’est plus, la vie publique s’immisce dans les appartements personnels de la cantatrice. La femme est dépassée par cette notoriété, encore présente, qui ne semble dû uniquement qu’à ce rôle. La foule s’approprie la cantatrice, elle suit ce tableau, symbole du passé où l’image de la Tosca, le personnage, se superpose à celle de l’actrice. Par une douche de lumière la déifiant, la Prima est isolée, sur scène, acculée dans un recoin alors que le tableau, symboliquement image d’elle-même, est mis en évidence. Le chœur étouffe, par sa voix, ses corps qui ne font qu’un, une masse écrasante qui adule la cantatrice devenue muette.

Dans la captation, la caméra lie ponctuellement les deux femmes, le corps de l’une et la voix de l’autre semblent former un tout cohérent. Le passé du personnage et de son interprète est lié au présent et rend le personnage virtuellement immortel. Les souvenirs sont traduit visuellement par les surimpressions et les fondus enchaînés qui lient les actrices, les souvenirs de l’ancienne se mêlant à la réalité de l’actuelle Floria Tosca. Le procédé, très utilisé au cinéma, marque également l’ouverture de l’acte III. L’orchestre est désormais sur scène, la surimpression prend corps physiquement puisqu’un écran est disposé entre l’orchestre et le public. Ainsi, la Prima est filmée sur scène mais son image écrase physiquement l’espace, elle est dépossédée de son corps et paradoxalement, reprend la parole. La disparition symbolique de la Tosca lors de la fin de l’acte II opère une sorte de retour en arrière, la première interprète chante de nouveau, une ultime fois, résignée.
Alors que les personnages de l’opéra originel de Puccini sont majoritairement des hommes, la Tosca de Christophe Honoré rétablit une sorte d’équilibre par le dédoublement de son héroïne. Tous les personnages gravitent autour d’elle, ici, la présence de l’aînée et de la jeune actrice permet d’introduire la thématique de la passation de pouvoir entre les deux. Cependant, il est notable que l’arrière-scène est en permanence sujet à la profusion, l’activité des autres personnages, muets, n’est pas à négliger. Lors du premier acte, la vie de la maison et de tous les invités contraste avec le duo des cantatrices qui se répondent par les gestes, chacune imitant sa moitié. Dès lors, on remarque que l’évolution de leur relation s’effectue en parallèle de l’évolution de l’intrigue de la pièce. Alors que la cadette se fait couper la parole par son double, au début de la pièce où Floria Tosca mime le chant de son aînée, la situation est en la faveur de la Prima Donna. Les pupitres qui structurent la scène permettent le passage de relais, la scène est centripète, tournée vers les pupitres, les voix partent du centre de la scène pour se diffuser dans tout l’espace scénique et par extension, dans la salle. Les deux Tosca sont donc associées à ces pupitres qui les renvoient aux personnages, au texte et à leur interprétation. Les retours au centre de la scène évoquent tout autant le regain de confiance du personnage que sa nécessité d’interpréter un rôle.

Peu à peu, les deux femmes sont confondues en une seule figure qui se fond avec celle du personnage. Lorsque Cavaradossi s’approche vers l’une d’elle, tout concorde à assimiler les deux actrices, par la caméra et le cadre mais aussi par les déplacements scéniques et les voix. Toutes les deux sont des sopranes, ce choix est évident puisque le rôle l’exige, leurs voix se font non plus écho mais semblent ne faire qu’une. Aussi, le chœur traduit-il la perte de confiance de la femme envers les hommes, les enfants sont disposés sur scène de manière à composer deux groupes qui séparent les sexes. La caméra se concentre alors autant sur le chœur qui se veut spectateur que sur les interprètes eux-mêmes. La fin de l’acte I est représentative de l’idée de sacralisation de la figure de la Tosca qui transparaît derrière celle de la Prima Donna, lorsque Scarpia chante « Tosca tu me fais oublier Dieu », le chœur, l’orchestre et l’interprétation des acteurs permette d’iconiser le personnage dans un instant suspendu, lequel prend fin lorsque l’orchestre clôt le premier acte musicalement. Le premier acte a vu les deux actrices s’appréhender, d’abord dans un jeu d’opposition (la jeune interprète souhaite se mettre en avant et se distinguer) assez paradoxal puisque, ponctuellement, les deux se confondent.

L’ouverture de l’acte II est symptomatique de cet amalgame entre les actrices, elles chantent ensemble, avec les chœurs et se maquillent côte à côte, proximité accentuée par la caméra qui les cadre. La jeune actrice chante « fortissimo » le « seul » qui permet d’insister face au doute et à la suspicion des hommes, une réponse à ceux qui pourraient douter de son talent et de sa capacité à réussir, à tenir ce rôle. Les hommes ont un pouvoir qui ne cesse d’être réactualisé, celui de vie et de mort, les deux actrices sont mises en parallèle dans leur désespoir apparent. Lorsque Scarpia dit « Je ne te violerai pas », les paroles font un écho aux situations de l’une comme de l’autre, la Madone veut retrouver les émotions d’antan et la juvénile, assumer son nouveau rôle. Ainsi, la succession de fondus enchaînés qui suit, sur les deux Tosca, permet de les superposer. Sur scène, les deux écrans projettent les deux points de vue, les personnages se complètent tout en évoquant à certains moments, leurs conflits internes en cadrant un même personnage, sur deux écrans.
La succession s’effectue également par des symboliques théâtrales, la Prima laisse la robe rouge de la passion et du meurtre à la Floria Tosca, restant en robe de chambre, son costume de scène est légué. La robe qu’elle tient dans ses bras, la jeune actrice la porte sur elle peu de temps après, exprimant le fait qu’endosser le rôle de la Tosca implique des responsabilités et des sacrifices nécessaires. Elle est appelée « la maudite », les autres personnages en font les frais : le sang sur les robes dépeint sur la conscience et le physique de Scarpia, qui meurt, tué par la Tosca, habité par l’actrice, désormais maîtresse de ce rôle. Le symbolisme des couleurs est également pertinent, la pureté de la Prima est une forme d’apaisement retrouvé, elle laisse se rôle et se pare du blanc virginal. Face à face avec elle-même, la Floria Tosca est vêtue de rouge et laisse déborder la passion, littéralement car elle tache de sang Scarpia puis la Prima Donna. Cette dernière, disposant des cierges, se couche en christ rédempteur, au sol, apaisé et résigné, sous le choc, comme son double, de la mort de Scarpia.
L’opéra, longtemps considéré comme un art total, notamment par Wagner qui lui consacra une part conséquente de son œuvre, est ici le temple de mises en abîme qui font tout l’intérêt de cette mise en scène. Christophe Honoré ne fait pas dans la demie-mesure et pousse le principe du théâtre dans le théâtre à l’extrême. Le premier degré de mise en abîme est celui, justifié par la réécriture, de la représentation que les personnages donnent chez la Prima Donna. Catherine Malfitano, qui joue le rôle, a elle-même endossé le rôle de Floria Tosca dans sa carrière, ce qui ajoute à la mise en abîme, lorsqu’elle feuillette l’album, ce sont les véritables rôles qu’elle a joué qui apparaissent. L’on retrouve également les nombreuses interprètes de Floria Tosca comme Marias Callas, en surimpression sur les visages des actrices. Métaphoriquement, la mémoire du personnage parle à travers ses interprètes, toutes ces femmes qui ont suivies le parcours que suivent le personnage.
S’opère alors une glorification de l’opéra, bien évidemment mise en évidence par le discours sur la diva et la transmission du rôle, précédemment évoqué. Il est notable que seules les femmes, à partir du deuxième acte, celui de la transition lors de la passation de pouvoir, ne chantent qu’en italien. Elles semblent faire corps avec la fiction, avec le personnage et le rôle de la Tosca. Ainsi, le personnage de la Tosca dépasse-t-il les cantatrices, a distanciation, chère à Brecht, n’est plus de mise quant aux actrices. Pourtant, Scarpia permet irruption du français dans le texte « qui est là », ce qui accentue le trouble : sommes-nous dans la fiction ou non ? Une autre strate de mise en abîme est remarquable lorsque la caméra s’engouffre dans le hors-scène, brise le quatrième mur car elle va là où les personnages ne peuvent aller, en dehors de l’espace diégétique. Au début de la captation, c’est par ce biais que l’on entre dans l’opéra, celui d’une actrice qui entre sur scène. Ici, dans l’acte II, une citation de Proust vient s’ajouter à la pièce de manière à expliciter le propos sur les désillusions, les attentes qui font et défont les rêves des hommes et des artistes : « Les choses réelles sont moins belles que le rêve que nous avons d’elles mais elles sont aussi plus particulières ». Il apparaît nécessaire de ne pas se contenter du rêve, quel que soit la désillusion car la réalité brute est seule en mesure de donner naissance à une expérience unique. Par la caméra qui va là où le regard du spectateur ne peut aller, la mise en scène crée un lien entre la réalité du spectateur et celle des personnages. Tout au long de la pièce, les caméras filmant le « documentaire » font partie de la diégèse de l’opéra, mais la relation des personnages à leur présence évolue. Ainsi, les regards caméras sont bien plus nombreux au début de la pièce, lorsque la confusion entre réel et fiction est moins prégnante. Le montage opère également des cuts sur les visages, le choix, dans la captation comme dans la mise en scène, a été porté sur les réactions du chœur, du public qui est en scène, comme une manière de renvoyer une image de lui-même au spectateur. Ce choix permet également d’accentuer la solitude des deux actrices car seules des divas pourraient comprendre ce qu’elles vivent.
Cet enchâssement de mises en abîme met donc en valeur la grandeur de l’opéra. La musique semble dicter les personnages, à plusieurs reprises lors du premier acte, les voix sont mimées, comme étouffées par l’orchestre. La musique figure leurs gestes et leurs déplacements scéniques, habillent les acteurs, devenus muets, qui s’activent en fonction d’elle. La musique, les acteurs, le décor etc. L’opéra apparaît comme un art du spectacle qui convoque tous les autres afin de créer son propre langage. A la fin de la pièce, lorsque les deux amants se retrouvent, il est question d’harmonie, celle retrouvée des êtres aimés réunis qui chantent à l’unisson. Cette harmonie est également celle du personnage et de la cantatrice, la jeune qui interprète Floria Tosca. De plus, les mises en abîme semblent se répondre puisque la Prima Donna va mourir comme devrait le faire son personnage à la fin de la Tosca de Puccini. La fin de la pièce est d’ailleurs très riche car, de décors il n’y a plus que l’opéra lui-même, l’orchestre étant sur scène avec les comédiens. L’actrice s’avance dans le public, elle passe ensuite littéralement derrière l’écran qui se retire. La fiction et la réalité ne font plus qu’un. La Prima semble avoir déjà quitté son corps pour son adieu à la scène. La jeune actrice revient sur scène, vêtue d’un habit qui la singularise, les mots de la Tosca deviennent performatifs : « Je lui ai planté la lame » « Tu es libre », ce que fera la Prima Donna à la fin de la pièce. Le choix de ne faire mourir qu’une des deux femmes revient à exprimer le fait que le personnage continue à vivre avec avec ses interprètes, et qu’il est éternel. La fiction et la réalité sont jusqu’à la fin entremêlées, la mort de Mario s’effectuant en parallèle de celle de la madone. La mise en scène de Tosca par Christophe Honoré s’avère rendre hommage aux mythes, celui de la pièce, du personnage et de ses interprètes notamment par un discours pertinent sur le passage inéluctable du temps et la transmission générationnelle du rôle. Les nombreuses mises en abîme donnent lieu à des questionnements qui laissent le spectateur, non pas passif mais acteur de la pièce, tel le chœur et le public qui peuplent la scène. La réécriture de l’opéra permet de livrer des visions personnelles d’un mythe qui tend à universalité.
Jekutoo
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le 10 juin 2021

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