Le cinéma de Nicolas Winding Refn est comme muet, impassible devant la monstruosité qui s’agite dans les soubresauts de son univers. Cliff Martinez, lui, intervient comme un antidote, un vaccin qui traduit l’atmosphère irrespirable qui se dégage de tout ce maelstrom cinématographique ponctué de turpitudes sanguinolentes voire même de sauvagerie nécrophile.
Nicolas Winding Refn continue à explorer la radicalité de son cinéma et Cliff Martinez lui emboîte le pas. La parole n’est pas importante dans le climat anxiogène des œuvres du Danois : seule l’expression d’une émotion par le simple mélange d’un son et d’une image fait la beauté du geste et contextualise l’apparition d’une idée ou matérialise l’excentricité d’un regard. Mais toujours avec une élégance ambiguë qui scrute une vulgarité techno addictive.
La relation artistique qu’entretiennent Refn et Martinez s’apparente à celle menée de front entre Takeshi Kitano et Joe Hisaishi dans ce désir de traduire le subconscient de personnages en proie aux doutes ou de parachever l’évanescence même d’un sentiment (« Don’t Forget Me When You’re Famous »).
L’addition de l’image et du son chez Refn est vectrice d’émotion, de passion qui écorne la psyché taiseuse de son environnement ou qui adoucit la léthargie instantanée du montage : la musique est un personnage en tant que tel, une entité qui est le fruit d’un travail de caractérisation qui remplace les nombreux silences qui jalonnent les films de Nicolas Winding Refn, comme pour mieux déchiffrer la syntaxe organique et les codes du « giallo » de The Neon Demon.
Le titre éponyme est le symbole même de cette incantation sonore, de cette orchestration hypnotique avec ses sonorités luxuriantes et désenchantées qui chevauchent une cavalcade de synthétiseurs angoissants. Cliff Martinez module ses effets en synchronisant ses mélodies électroniques saturées aux thèmes mêmes de l’exercice en question. Le sujet du film, la combinaison maladive de la beauté et de la mort de mannequins dans le lieu putride enclin aux sorcelleries démoniaques qu’est Los Angeles, permet donc aux deux hommes d’amplifier dans leur collaboration indécente voire incandescente.
Nicolas Winding Refn accentue la rigidité de sa réalisation et fait éclater le monochromatisme de ses couleurs tandis que Cliff Martinez arrête d’arrondir les angles et se plie à la folie monstrueuse de ce monde robotique : avec ses basses lymphatiques, ses synthétiseurs qui crachent une électro caverneuse aussi moderne que référentielle à la pop des années 80.
Cette nouvelle collaboration entre le musicien et le cinéaste semble être le point d’accroche adéquat entre la mise en scène mélancolique et surréaliste du réalisateur et les compositions électroniques et oniriques de Martinez. Nicolas Winding Refn adore se réapproprier le cinéma de genre et s’évader des lieux communs pour mieux l’éviscérer. Avec The Neon Demon, il mélange film d’ambiance et œuvre horrifique avec l’envie jouasse de repeindre les murs de Los Angeles par le sang matriciel (« Ruby at the Morgue »).
Et à l’image de la jalousie sanguinaire qui évapore les relations entre les différents mannequins et le remodelage corporel de ces femmes humanoïdes, Cliff Martinez joue aux petits chirurgiens avec une électro qui se dérobe sous nos yeux, agite la peur et attise la souffrance : par le souffle symphonique de ces nappes mélodiques aussi froides que chaleureuses, étouffantes que célestes qui s’avèrent être une divine alliance entre le « Suspiria » de Goblin et « Under The Skin » de Mica Levi.
Mais dans cette aventure filmique qui oscille entre rêves et cauchemars, The Neon Demon se veut iconoclaste et diversifie la portée de ses effets sonores : avec des pistes plus rock et le sensuel « Mine » de Sweet Tempest, le tubesque « Waving Goodbye » de Sia ou le ténébreux « The Demon Dance » de Julian Winding avec ses faux airs techno à la Gesaffelstein.
Tout comme le film, la bande originale de The Neon Demon est faite de moments planants, extatiques qui naviguent sur les routes nocturnes de Los Angeles mais est aussi remplie d’irruptions volcaniques. Les disques de Cliff Martinez sont pensés ainsi : l’expression des mouvements, le déploiement des émotions comme une œuvre mentale qui conçoit l’imagerie thématique d’une pensée. La musique est un refuge pour le réalisateur de Drive, une possibilité d’accéder à des chemins qui lui sont infranchissables mais dont seul Cliff Martinez a la clé : le déclic où l’opacité s’éclaircit pour devenir lumière (« Gold Paint Shoot »).
Cliff Martinez superpose son mécanisme de création autour d’une aura homogène faisant de The Neon Demon une expérience enivrante où les sonorités cristallines se font l’écho des clubs et des podiums argentés de Los Angeles. Mais derrière ces visages de cire où les sourires dissimulent le cannibalisme, les textures se font plus âpres, les beats plus féroces où l’empathie d’un destin électrisent les hantises (« Are We Having a Party »). Nicolas Winding Refn est l’Alpha et Cliff Martinez est l’Omega : un alliage qui fait souffler le chaud et le froid et qui dépasse de loin la concurrence.
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