"Well folks, this is a kinda sentimental evening for me, because uh....this is my final live performance that I will ever do, ever."

C'est ainsi que Hicks ouvre Rant in E-Minor, qui fut enregistré vers la fin de 1993 mais paru à titre posthume en 1997. Il tourne cette introduction en une rengaine sur combien il déteste partir en tournée et jouer dans des endroits douteux, puis annonce à l'audience qu'il ne performera plus jamais en live car il a maintenant son propre show télévisé, sur CBS, nommé "Let's Hunt and Kill Billy Ray Cyrus".

Bien que ce soit, bien sûr, une plaisanterie, cela devait probablement être vraiment une soirée sentimentale pour Hicks. Rant in E-Minor, son quatrième album officiel, a été enregistré quand Hicks passait par une période intense de sa vie. Non seulement venait-il d'être complètement censuré par le David Letterman Show car ses propos étaient "trop sujet à controverse", mais il a découvert qu'il avait un cancer du pancréas, et qu'il était en phase terminale. Hicks savait que cela allait réellement être une de ses dernières performances, la tumeur ayant commencé à résister à la chimiothérapie.

La vraie raison pour laquelle Bill Hicks a commencé à sortir des CD était, selon lui, "de laisser une trace tangible de son travail derrière lui". De fait, Rant in E-Minor prend une signification supplémentaire, non seulement pour Hicks, mais pour l'auditeur également. Cet album nous le montre déchaîné, délivrant les meilleurs sketchs de sa vie, désespéré de laisser derrière lui un document de pur Bill Hicks.

Hicks meurt de son cancer du pancréas début 1994 à l'âge de 32 ans, suite à la chimiothérapie ratée. Bien que prévoyant des projets pour le futur (dont un show télé en Angleterre, où il était très populaire), il est évident après une seule écoute que Hicks était au courant de la probabilité de sa mort imminente. L'homme est amer au point d'être proche de la haine : ses diatribes sur "Artistic Roll Call" ou "Rush Limbaugh" suffisent pour vous faire grincer des dents, à la limite du sadisme. Intercaler de la musique pour introduire le prochain segment de son show était une idée de génie, nous forçant à mijoter durant l'attente.

Dans ma vie, je n'ai pas eu la chance d'avoir passé mon enfance - les années 90, donc - dans un monde où le one man show était une force dans la société (bien sûr, de nos jours, en France, c'est encore pire, les prétendus humoristes n'ayant aucun pouvoir et aucune ambition autre que de tenter de faire rire sur des sujets battus et rebattus, ce qui est très symptomatique). Aux Etats-Unis, Comedy Central, malgré tous les mérites qu'on peut lui attribuer, avait saturé son marché. Bien loins étaient les jours glorieux de George Carlin et de Sam Kinison, et seules quelques traces subsistaient de l'esprit surréaliste de Steven Wright - ce qui n'est pas une véritable critique des humoristes américains modernes - les Demitri Martin, Lewis Black, Joe Rogan, Mitch Hedberg, Daniel Tosh et d'autres encore restent suffisamment plus drôles et incisifs que leurs compatriotes français.

De fait, il est regrettable qu'à ma connaissance, seul un album moderne soit en lice pour devenir un classique du "comedy album" : le plutôt brillant "Shut Up, You Fucking Baby!" de David Cross. Cross, plus connu pour son travail dans des séries comme Mr. Show et Arrested Development, est d'une énergie rarement vue, appuyant là où ça fait mal avec une satire absurde et un show bien ficelé dans le blasphématoire et les profanités qui va d'une tangente vaguement reliée à une autre. Ses propos papillonnent et (parfois) deviennent énervés, utilisant ses histoires éxagérées pour revenir finalement sans cesse à un thème unique : l'humanisme (et l'hédonisme, si l'on veut). Cross n'est jamais l'humaniste : il est là pour déblatérer sur tout ce qui l'irrite, son commentaire social est mordant et perspicace, et ce même si vous n'êtes pas d'accord avec sa logique des choses.

Mais bien que l'album de David Cross soit très bon, Rant in E-Minor lui est définitivement supérieur. Cross prend la parole pour parler de ce qu'il déteste ; Hicks prend la parole pour parler de pourquoi il vous déteste. Derrière la musique reliant les chapitres de son show (en particulier le morceau caniculaire "You're Wrong Night"), on peut entendre Hicks hurler sur son audience, appelant une fois des gens dans la salle "fucking morons". Hicks ne va pas déblatérer sur l'idéalisme : il déteste ça également, comme il le fait bien comprendre dans "Love List (No Future)". Rien n'est sacré pour lui, vos enfants inclus ("Your Children Aren't Special").

Le type d'humour que Hicks nous donne pourrait être qualifié d'"humour noir". Mais ça ne serait pas tout à fait vrai, l'ensemble étant encore plus sombre que le noir : c'est de la satire dans l'obscurité la plus complète. Certaines des blagues feraient rougir Satan si profondément qu'il ressemblerait à un ado voyant des seins pour la première fois. Dans un sens, Hicks vous assassine, puis se plaint à propos du sang sur ses vêtements ; mais malgré toute sa haine et son amertume, il n'était pas là simplement pour vous assassiner : son humour réveille, incite.

Le génie de Rant in E-Minor est que Hicks nous démolit en permanence et nous laisse en demander encore plus. Pourquoi ? Parce qu'il est envoûtant, prenant de l'écouter alors qu'il nous met à sa place, puis nous laisse démolir la caricature de nous-même, cette part de nous-même que nous détestons également. C'est en quelque sorte comme une expérience hors du corps, où il utilise la logique et l'esprit pour mettre en exergue vos hypocrisies et celles des autres. Cet album n'est pas facile à digérer, pas pour les gens imbus d'eux-mêmes - soit à peu près tout le monde.

Mais s'il devait y avoir un moment artistique à développer en particulier, une grâce salvatrice qui adoucit la mentalité amère "coup après coup" de l'album, ce serait probablement la dernière piste, intitulée "Lift Me Lord", où Hicks dit "Oh my God. Lift me up out of this illusion, Lord. Heal my perception that I may know only reality and only you." C'est une fin glaçante. Les mots laissent un sentiment de vide, comme s'ils avaient été prononcés dans une maison en ruines. La piste est doublée du son d'un vent impétueux et sifflant, et durant les vingt secondes suivant la "prière" le bruit de fond - comme le son d'un blizzard - augmente lentement en intensité.

Est-ce là la paix que Hicks trouva à la fin ? Ou bien est-ce sa prière qui ne reçut aucune réponse ?


Pro Life : http://www.youtube.com/watch?v=s-pWoVSrKXo
Rush Limbaugh : http://www.youtube.com/watch?v=hZsLF336fmk
BiFiBi
9
Écrit par

Créée

le 1 janv. 2012

Critique lue 233 fois

6 j'aime

3 commentaires

BiFiBi

Écrit par

Critique lue 233 fois

6
3

Du même critique

La Grande Bouffe
BiFiBi
8

Le plaisir de mourir

(Attention, critique susceptible de contenir des spoilers) Marco Ferreri est un réalisateur que j'admire beaucoup, tout autant pour sa détermination à dépasser sans cesse les frontières posées...

le 29 oct. 2010

64 j'aime

3

Network - Main basse sur la TV
BiFiBi
8

Ne réglez pas votre téléviseur

Vous avez probablement déjà vu un film de Sidney Lumet. Son premier film, 12 Angry Men, est un chef d'oeuvre du huis-clos judiciaire, et affirme déjà le style Lumet, artisan entièrement dédié à son...

le 11 déc. 2010

54 j'aime

2

Avengers
BiFiBi
3

Les drones neufs de l'Empereur

Car ce n'est plus juste la force, mais les images de force qui importent dans les guerres du 21e siècle. - Graydon Carter Le sous-texte des Avengers dispose d'une curieuse accointance avec la...

le 23 déc. 2012

49 j'aime

12