One Foot in the Grave
7.1
One Foot in the Grave

Album de Beck (1994)

Passionné de fringues, Beck déteste les étiquettes. Collez-lui celle de bluesman bricolo, le voilà qui sort un album de funk torride (Midnite Vultures, 1999). Parlez-lui de Sonic Youth, Beastie Boys ou Johnny Cash, il vous avouera écouter Serge Gainsbourg en boucle (Sea Change, 2002). Faites-en le type le plus cool du moment, il proclamera derechef son affiliation à l’église de scientologie. Ben voyons, et les Sex Pistols et leurs svastikas étaient des nazis ? N'empêche que depuis cette déclaration faite pour choquer – punk un jour… –, on lui fiche une paix royale. Mieux, on s'offre le loisir de bouder Guero (2005) et The Information (2006). Avec le recul, il faut bien admettre que des albums ratés de la sorte, on souhaiterait en écouter plus souvent. Non, le seul vrai problème de Beck, le seul poil à gratter de sa florissante discographie, c'est qu'il ne sait pas faire le tri… Un exemple ? La dernière fois qu'il a rangé sa chambre, Loser a failli partir à la poubelle. Celle-là même qui, repêché par Karl Stevenson un an après son enregistrement, le fit connaître du grand public. Depuis, de peur que l'histoire ne se répète, le petit fils d'Al Hansen publie tout ce qu'il enregistre, au risque parfois d'encombrer…Déjà à ses débuts en 1994, ce n'est pas un disque mais trois qui se bousculent dans les bacs – on oubliera Golden Feelings (1993) et A Western Harvest Field By Moonlight (1994), deux albums antérieurs qui ne sortiront que quelques mois plus tard pour entretenir la légende du songwriter intarissable. Le meilleur du lot, One Foot In The Grave (1994), paraît chez K Records, le label de Calvin Johnson (Beat Happening, Dub Narcotic Sound System) basé à Olympia, dans l’état de Washington. Pierre angulaire de l'indie rock américain avec Wowee Zowee(1995) de Pavement, cet album réconcilie le blues rural du Delta, les accords country de la Carter Family et le rock bruitiste de Pussy Galore, l’influent groupe fondé par Jon Spencer et Neil Hagerty. Deux ans plus tard, le Loser en chef rencontrera finalement le leader du Blues Explosion pour un Diskobox d’anthologie (Odelay 1996) ! Pour l’heure, c’est armé d'une Silvertone acoustique bon marché – et de quelques accordages improbables dont il a le secret – que Beck enregistre dans les sous-sols de la maison de Johnson une sélection de ses plus belles compositions. À en juger par le nombre incalculable de chansons ébauchées sur cassettes pendant des années, il n'a alors que l'embarras du choix. C'est pourtant par une reprise de Skip James, He's A Mighty Good Leader, que débutent les hostilités. L'amour de Beck pour le blues, qu'il interprète d'une voix grave et fatiguée en décalage total avec ses vingt-quatre ans, éclate au grand jour. Les arrangements réduits à leur plus simple expression, Beck et son mentor – qui cosignent trois titres – optent pour un son spontané, dépouillé mais chaleureux, à mille lieux des productions lo-fi feignasses de Lou Barlow de la même époque. Aujourd'hui encore, One Foot In The Grave demeure un disque difficile à dater. Macérées dans l’éther, les chansons qui le composent semblent interprétées par un JJ Cale juvénile qui aurait grandi dans le Barrio Latino de Los Angeles plutôt qu’au grand air de Tulsa. Qu'il partage le micro avec Sam Jayne (Forcefield Burnt Orange Peel Outcome) et le ténor Calvin (I Get Lonesome, Atmospheric Conditions) ou qu'il se présente à poil (Cyanide Breath Mint, Hollow Log), notre blondinet nonchalant ne semble en tout cas guère impressionné par la crème des musiciens conviés au Dub Narcotic Studio. Mieux, il profite de l'enregistrement simultané du premier album de The Halo Benders pour s’approprier, avec l'aide de Scott Plouf de Built To Spill, ce son de batterie mat caractéristique du label. Auquel il associe parfois une slide électrique (Sleeping Bag, Ziplock Bag), un harmonica rouillé ou sa minuscule guitare désaccordée, le temps d'une reprise méconnaissable du Lover’s Lane de la Carter Family, qu’il rebaptise Girls Dreams. Loin du débit vocal de June et Maybelle Carter, Beck arrose ce standard de la country music de chloroforme et observe les effets secondaires du haut de sa balançoire. La chute, inévitable, vaut le détour… Moment fort du disque, Hollow Log confirme la distance qui le sépare de ses contemporains : le blues n’avait pas connu de soupirant plus inspiré depuis les Rolling Stones et Nick Cave And The Bad Seeds ! Bien sûr, comme en témoignent les magnifiques photos de Jeff Smith, l’allure et l’énergie sont différentes, mais l’âme du musicien reste chevillée aux douze mesures chères à Mississippi John Hurt. A plusieurs reprises, c’est un Chris Ballew en congé de The Presidents Of The USA et James Bertram qui viennent prêter main forte (Forcefield, See Water), respectivement à la guitare et à la basse.Mais la grande affaire de ce disque qui a poussé Beck a passer deux ans à exhumer seize titres jusqu’alors inédits (ou presque), réside dans le soin apporté aux paroles. Puisant dans ses années passées à traîner dans des quartiers mal famés ou à côtoyer les amis hippies d’une mère pas franchement nourricière, il brosse le portrait d’une jeunesse traîne savate coincée entre égarement social et déni de soi, amour frustrant (Your Love Is Weird Asshole) et alcool fort (Whiskey Can Can). Jamais en reste quand il s’agit de blues terrien, l’ombre du vieux fourchu plane sur l’anthologique I Get Lonesome (“There’s 666 on the kitchen floor”), le bien nommé Sweet Satan ou One Foot In The Gravequi regagne le bercail après quinze années d’éviction sur Stereopathic Soulmanure (1994). Orfèvre de la chanson éternelle, le magicien Beck sort de son chapeau quelques perles (It’s All In Your Mind, Woe On Me, Teenage Wastebasket, Piss On The Door et son clin d’œil à l’illuminé Mojo Nixon) qui combleront les heureux possesseurs du single Feather In Your Cap/Whiskey Can Can. Introuvable depuis des années, c’est un One Foot In The Grave plus gaillard que jamais qui nous accompagnera désormais au quotidien. (Magic)


La première moitié des années 90 fut une époque charnière pour le folk américain des années 20. En 1993, on découvre There Is No One What Will Take Care of You des Palace Brothers, et à travers les chansons médiumniques de Will Oldham, ce sont les fantômes de la old weird America qui nous parlent. Au printemps 1994, Beck est révélé avec l’énorme tube Loser. La même année, il sort trois albums de bric et de broc, façon yard-sale avant le grand déménagement. One Foot in the Grave est le dernier, et c’est celui qui donne une seconde chance aux vieux machins oubliés dans la cave d’une vie, aux trésors dérisoires dans la famille depuis plusieurs générations. Les ancêtres de Beck : Dylan, Leadbelly, Woody Guthrie, la Carter Family et ce hobo inconnu dont la silhouette famélique s’est évanouie sur le toit d’un train de marchandises. Les fans de Charlie Winston n’y comprendront rien, mais les amateurs d’outsider-music, d’émotion pure et forte s’y retrouveront comme à la maison branlante : ici, en compagnie de Calvin Johnson (grand manitou du label K Records), Beck jouait une musique indigente, fragile, minimaliste, mal accordée, percluse, a cappella, enrhumée, neurasthénique, délirante, parfois approximative et toujours éblouissante, hantée, magique. Ce folk sans âge avait un pied dans la tombe, et Beck l’a ramené à la vie. Tout cela, on le savait déjà, mais on le redécouvre avec seize titres bonus, glanés sur des singles rares, jamais édités officiellement en CD ou carrément inédits. Quinze ans après, ces chansons parcheminées n’ont pas pris une ride.(Inrocks)
bisca
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le 26 févr. 2022

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