Peu de groupes peuvent se vanter d'avoir exploré, avec une excellence constante, autant de genres musicaux distincts que Coil : durant sa première décennie d'existence, le duo livre déjà deux chefs-d'œuvre (« Scatology » en 1984 et « Horse Rotorvator » en 1987), mêlant toujours avec génie influences industrielles et aspects relevant aussi bien de la pop, du post-punk que de l'ambient. Ils livrent dès le début des années 1990 un autre disque majeur (« Love's Secret Domain » en 1991), qui marque leur première grande incursion dans la musique électronique. Toutefois, cette décennie apparaît comme un cran d'arrêt à la créativité du groupe : l'addiction aux drogues des deux membres et l'alcoolisme ravageur de Balance sont des raisons qui expliquent l'absence de grands projets entre 1991 et 1999 – bien qu'ils continuent à publier de nombreux projets annexes, tous intéressants mais loin d'être aussi aboutis que leurs œuvres précédentes. En 1999, Coil sort enfin la tête de l'eau avec « Astral Disaster », dont l'ambient épuré annonce le diptyque monumental qui s'entame la même année, les deux volumes de « Musick to play in the dark ».
Le premier volet, publié fin 1999, est à lui seul une pièce d'anthologie. Selon Balance, Coil devient à partir de ce premier opus un « groupe lunaire » (alors qu'il considérait jusque là la formation comme « solaire »). Si ces termes revêtent sans doute pour lui une signification toute personnelle, ils sont également limpides pour l'auditeur, et ce dès la première écoute : jamais l'expérience des ténèbres, du froid, de l'onirisme hypnotique – ou en un mot, de la nuit – n'aura été aussi bien retranscrite sur tout un album.

Dès le premier morceau, « Are you shivering ? », l'expérience s'avère unique : les claviers, froids et brumeux, alternent avec les étranges émanations d'une voix que l'on devine frigorifiée. La voix chaleureuse de Balance vient alors prononcer un texte sublime qui se termine, au milieu de somptueux choeurs synthétiques, sur ce qui semble être un véritable manifeste de l'album : « This is Moon Musick ».
Le second morceau, sobrement intitulé « Red birds will fly out at night and destroy Paris in a night » (le titre fait référence à une prophétie de Nostradamus, censée se réaliser en l'an 2000 …), est constitué de samples du « Rubycon » de Tangerine Dream, et rend donc hommage à la musique électronique allemande des années 1970 – dont il pourrait d'ailleurs, vue sa qualité, constituer un titre phare.
« Red Queen », soutenu par un piano qui lui confère une dimension jazz, progresse lentement, insidieusement mais sûrement, et place l'auditeur dans une atmosphère doucement cauchemardesque, claustrophobe et fluctuante – et Balance, de sa voix posée et sensuelle, semble l'harceler de questions toutes plus obscures les unes que les autres : « What are you going to do, if they don't believe you ? ».
« Broccoli » réussit l'exploit d'être le morceau le plus étrange de l'album : sur une basse sourde se posent les harmonies d'une chanteuse lyrique, puis Peter Christopherson lui-même se met à chanter une comptine des plus curieuses, savant mélange de trivialité et de gravité :

« Wise words from the departing
Eat your greens, especially broccoli
Remember to say "thank you" for the things you haven't had
By working the soil we cultivate the sky
We embrace vegetable kingdom
The death of your father, the death of your mother
Is something you prepare for
All your life
All their life »

Balance la reprend enfin également, toujours plus en tant que parleur qu'en tant que chanteur. L'ambience à la fois enfantine et inquiétante qui transparaît semble emmener l'auditeur dans les profondeurs du noir et du rêve – et pourrait presque lui rappeler ces nuits d'insomnies où, terré au fond du lit, l'on est attentif au moindre bruit nocturne ...
« Strange Birds », morceau d'ambient pur, apparaît surtout comme une introduction à la dernière piste de l'album, « The Dreamer is still asleep », chef-d'œuvre à elle seule. Balance, qui redevient chanteur, est plus que jamais habité par une aura mystique et, comme s'il orchestrait une messe païenne, sembler appeler à lui toutes les forces de la nuit, de la lune et du rêve, soutenu par le passage d'étranges mobiles – la production est d'une telle qualité que l'auditeur se sent littéralement aveugle, et peut s'abandonner au mysticisme nocturne convoqué par le groupe.

Ce premier volet est donc un monument de sensualité et de puissance invocatrice, une expérience sensorielle absolue – Coil ne sera jamais allé aussi loin dans la sensorialité qu'avec cet album. À l'aube du XXIème siècle, Christopherson et Balance prouvent que leur musique est encore capable d'être en avance sur son temps, et d'explorer des terrains encore inconnus. Avec le second volume, aussi remarquable que celui-ci, ils affineront encore leur virtuosité minimaliste.

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le 15 août 2014

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