L.A. Woman
8
L.A. Woman

Album de The Doors (1971)

Petit matin. La portière de la voiture s'ouvre et s'y engouffre un homme un peu ivre, hirsute. Le soleil de Californie pointe derrière les montagnes une lueur rougeoyante. Les effluves de bourbon et de cannabis s'élèvent dans l'habitacle, le moteur démarre et la voiture part en trombe, lancée à toute vitesse sur une route dont personne ne sait encore la destination. The Changeling c'est ce départ flamboyant mais un peu décalqué déjà.


L'air frais du matin fouette les joues barbues du conducteur, il se dégrise lentement. Un bras accoudé à la fenêtre baissée, il ralentit à présent, apprécie le spectacle de l'aube sur les banlieues désertiques de la grande ville. Il se rappelle sa nuit de la veille, ses excès, ses rencontres, ses copulations fébriles dans les toilettes d'un bar interlope. Qu'est-ce qu'il s'est mis putain ! Et la petite, là. Quel âge avait-elle ? Quinze, seize ans tout au plus... Si besoin elle en aura dix-huit ou vingt-et-un pour flatter la loi et la morale publique. Un verre et une ligne de plus et il aurait pu lui dire n'importe quoi, même qu'il l'aimait follement. Les oiseaux se réveillent et chantent sur le passage de la voiture qui roule désormais au pas. Le conducteur s'allume un joint, pour la route.


La voiture dépasse un centre pénitencier. De biens mauvais souvenirs. La gueule de bois refait surface, le chauffeur accélère, effectue quelques gestes obscènes en direction des miradors. Il grogne quelques insultes à peine compréhensibles dans la jungle de poils bruns qui noie à présent ses jolies lèvres. La route est encore longue, il faut garder ses forces. Ralentit de nouveau, les effets de l'herbe aidant. Il a bien fait de s'en rouler un, le voilà tout détendu et un peu en chaleur. Il ferme les yeux, la route est en ligne droite, il peut rêver un peu. Est-ce bien lui qui conduit ou bien dort-il dans quelque motel abandonné, écoutant au loin le bourdonnement des moteurs qui défilent en contrebas ? La mélodie urbaine le berce, le ventilateur tempère la chaleur moite qui s'élève en cette matinée d'été. Ce qu'il lui faudrait, là, c'est une femme. Ou deux.


Tiré brutalement de sa rêverie pas un automobiliste qui venait en sens inverse et lui manifesta bruyamment d'un coup de klaxon son mécontentement, notre conducteur se ressaisit et redresse la barre et le volant. Il entre à présent au cœur de la grande ville. Cité de tous les plaisirs et de tous les vices. Désert urbain et ville désertique, étendues sans fin de béton, de rues, de carrefours, de putes et d'ivrognes. Les établissements, tous plus ou moins peu recommandables, défilent, se suivent et se ressemblent. Motels, tout cet argent sale, ces meurtres sordides, cette folie. Le soleil est à son zénith, mais la nuit règne dans l'esprit de notre pilote. Les souvenirs affluent. Les rues droites où se réverbère la lumière crue de l'astre suprême se tordent dans la chaleur du bitume. Les allitérations serpentines se font chemin dans la psyché du poète, Los Angeles, cité des ailes. Lucky, little, lady, light, L.A... Il habille les mots qui lui viennent d'assonances, pour flatter l'oreille. Le voyage est au moins aussi mental que motorisé, mais la voiture file toujours. Le soleil a le temps de redescendre lentement de son zénith tant la distance à parcourir est grande pour venir à bout de la cité tentaculaire.


Quelques gorgées d'alcool et lattes psychotropes plus tard, un vague de paranoïa et de dégout s'empare de notre homme. La lumière crépusculaire descend lentement vers l'Océan, là-bas au loin, en contrebas des collines. Va-t-il s'y aventurer ? Tout ce qu'il souhaite à présent, c'est quitter ce cauchemar américain, ce rêve illusoire, cette chimère grimaçante de ville qui se pare d'atours angéliques pour mieux enfouir les pires démons entre ses murs blancs et bleus. Il décide de longer la côte pour rejoindre les bois qui se trouvent plus au nord de la ville. Perdu dans ces sombres pensées, il ne sent pas la nuit venir.


Les suites de ses pérégrinations sont un peu floues. Ivre mort au volant, il erra longtemps sur la route sinueuse du bord de mer, à mesure que la lune se levait. Les frondaisons des arbres masquaient de loin en loin la lumière céleste à ses yeux fatigués. La nuit, ses vices refont surface, les démons reprennent le dessus, et le blues chargé de sexe et d'innocence perdue qu'il se joue n'est qu'un voile. Le flot de souvenirs se superpose aux bandes jaunes qui défilent devant les phares. L'accident n'est pas loin. Il pourrait bien rouler jusqu'au Texas comme ça, s'il n'allait pas vers le nord.


Au beau milieu de la nuit, il redevient lucide. La forêt et calme, une pluie fine tombe et un orage gronde au loin. La lune est à présent une fois sur deux cachée par les nuages épars. L'autoradio en sourdine susurre encore quelques mélodies easy listening. Il ne sait pas ce qu'il fait là, ce qui l'a poussé à prendre la route il y a présent une éternité, lui semble-t-il. La noirceur de la forêt et la fraîcheur océane de l'air nocturne lui dégrisent les idées. L'iode emplit ses narines, adoucies par l'eau douce qui ruisselle le long de ses cheveux. C'est bien joli une décapotable, mais il serait temps de s'arrêter pour remettre le toit de tissu, non ? Non. Quelque chose lui dit qu'il ne vaut mieux pas s'arrêter maintenant, tout de suite, sur cette route isolée et peut-être dangereuse. Il croise un crapaud, ou bien était-ce un homme ? A mesure qu'il s'enfonce dans les bois, l'obscurité grandit, le berce. Il sera mort avant que d'avoir percuté un arbre ou chuté dans un ravin. Mais l'autoradio chante encore, et l'orage gronde, gronde, gronde.

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le 25 mai 2015

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Krokodebil

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