Article original sur LeMagduciné


Joe Hisaishi, de son véritable nom Mamoru Fujisawa, est un compositeur et chef d’orchestre japonais. Sa carrière riche, pléthorique montre que le cinéma n’a jamais été loin de son univers si particulier et hétéroclite. Au contraire même : il prouvera que son art et l’émotion florissante qui se dégage de ses partitions correspondent à merveille avec le médium qu’est le cinéma.


Faire déceler l’amour de deux personnages au travers de mélodies suaves, caractériser la souffrance d’un père de famille avec de simples violons, faire retentir la féerie guerrière d’une combattante, ou couvrir la nostalgie d’un écrivain, c’est la symbiose même de la musique de Joe Hisaishi. Un compositeur qui ne parle pas avec les mots mais qui le fait avec les sons et donne aux films pour lesquels il compose, la sève de leur puissance évocatrice. Il croisera la route de nombreux cinéastes mais deux de ses collaborations, les plus marquantes et influentes, nous intéresseront ici bas : celles avec Takeshi Kitano et avec le studio Ghibli (Hayao Miyazaki et Isao Takahata). Ce n’est pas anodin si les deux cinéastes virent leurs films se marier à la perfection avec les compositions iconoclastes du musicien : Kitano et Miyazaki sont deux grands rêveurs. Deux réalisateurs qui utilisent le cinéma pour y insérer une émotion rare et un sentiment de liberté qui ne s’évaporent pas avec le temps.


Takeshi Kitano : le calme de la tempête


De prime abord, la violence sèche et épidermique qui imprègne les films de Kitano pourrait avoir du mal à s’accommoder avec des plages de violons ou des mélodies faites à coups de trompettes jazzy. Pourtant, le cinéma de Kitano ne serait pas le cinéma de Kitano sans la présence de Joe Hisaishi pour nous faire comprendre l’univers mélancolique et le mutisme des personnages qui font le sel d’oeuvres comme Hana Bi ou Sonatine. C’est aussi à cet endroit là que le cinéma et la musique trouvent leur parfait équilibre: cette compréhension immédiate de l’exaltation de la violence poétique de Kitano et le lyrisme des mélodies de Joe Hisaishi. Par exemple, il est difficile de ne pas fondre en larmes à l’écoute des douces notes de Joe Hisaishi devant cette suite de tableaux ou lors des derniers soupirs de ce couple à la fin d’Hana Bi: le sourire de deux parents amoureux voyant pour la dernière fois la tendresse de leur fille, de manière imaginaire, prenant alors le bonheur qui leur a été retiré. Deux balles restent, et sonne le glas, pour faire s’échouer le son des vagues dans une tristesse qui résonne de longues minutes après la fin du générique.


Joe Hisaishi et Kitano, c’est un peu comme David Lynch et Angelo Badalamenti ou John Williams avec Steven Spielberg, ou même plus récemment Trent Reznor et David Fincher : deux artistes qui innervent l’art de l’autre pour aller au point de chute qu’est celui de l’émotion. Deux artistes qui arrivent à comprendre les intentions de l’autre. A titre d’exemple, il est difficile de ne pas s’extasier devant les mélodies virevoltantes et les synthés flottants d’Hisaishi dans Kids Return, qui scrute avec ses mélodies palpitantes une adolescence vacillante d’où surgit une interrogation qui concerne le point de chute d’une vie, où ces jeunes lascars courent en ligne droite dans un tunnel dont ils ne voient pas le bout. Mais ce qu’il y a de formidable dans leur collaboration, c’est cette capacité à changer de registres, à épouser les ruptures de tons, à tordre le cou au genre cinématographique et à déceler la sensibilité d’un Japon en pleine crise existentielle. De ce fait, Kitano parle autant des yakuzas que des simples jeunes adolescents de périphéries, tout comme il parle autant des pères ou mères de famille que d’enfance tourmentée. À chaque fois, Joe Hisaishi déniche la partition parfaite, creuse le sillon d’une émotion sombre et tumultueuse, celle qui nous fait voyager aux confins du Japon (notamment Tokyo) avec des ritournelles lyriques, des sonorités locales ou même des harmonies dramatiques. Le compositeur sait amadouer le cinéma et devient le traducteur émotionnel de l’image : avec ses douces notes de piano dans L’été de Kikijuro ou l’aspect céleste et ésotérique de son orchestration dans Sonatine. Ce dernier est l’exemple frappant : Sonatine se met alors à sonner comme une douce mélodie, marginale et pessimiste.


Sous les nappes dramatiques de Joe Hisaishi, Kitano ne cesse de faire parler les regards troublants de gravité, notamment celui d’un yakusa lassé et fatigué par tant d’agitations, qui a vu sa jeunesse lui passer sous le nez et qui par la force des choses et pour se mettre à couvert d’un affrontement entre clans yakuzas, se rend sur une plage afin de revivre les réminiscences de son enfance perdue. C’est un doux euphémisme que de voir de l’émotion sortir des compostions de Joe Hisaishi. Mais alors que ce dernier sait parfaitement conter les affres de la réalité, tout en sachant s’adapter au langage d’une humanité en proie au doute, d’autres collaborations vont marquer sa carrière : c’est aussi avec les films d’Hayao Miyazaki ou d’Isao Takahata que le musicien va dévoiler tout son talent.


Hayao Miyazaki : les sens du monde


Joe Hisaishi quitte les sphères d’un Japon naturaliste pour s’élever vers les sphères de l’animation, toucher du doigt la beauté et la liberté du fantastique. Un monde qui comme celui de Kitano, caresse autant l’univers enfantin avec tout ce que cela signifie en terme de rêverie, que celui des adultes avec tout ce que cela contient comme thématiques, à l’image de ces plages conquérantes et agiles faites de violons stridents et voluptueux pour faire naitre la violence du propos écologique de La Princesse Mononoké. Joe Hisaishi a cette immense qualité de faire ressortir des films d’animation, de Miyazaki mais aussi d’Isao Takahata, ce combat, cette grandeur humaniste, cette tempête qui s’abat entre l’innocence déchue des personnages et l’apparition de leur nouveau regard sur le monde qui devient de plus en plus mutant. Alors que chez Kitano, Hisaishi convoitait les contours de l’émotion, sa collaboration avec l’animation lui permet de diversifier ses mélopées, s’échappe vers une matière plus organique : s’élever vers le ciel, sentir le feu, la terre ou même l’eau. Dans l’univers fécond et environnemental de Miyazaki, Hisaishi est comme un poisson dans l’eau, un musicien qui se sent en osmose avec l’imagination débordante du réalisateur : offrir un océan de sens devant nos yeux ébahis.


C’est l’une des choses qui décrit le mieux la composition du film Le Conte de la princesse Kaguya de Takahata : une bande originale ancestrale, triste et teintée de comptine enfantine qui dévoile la tristesse d’une fille qui ne discernait plus sa place, et qui a trouvé écho dans les oreilles de contrées stellaires face à une douloureuse acceptation d’une mort prochaine. Un peu comme Nujabes avec la série de Shinichirō Watanabe, Samurai Champloo, Hisaishi sait se fondre dans les traits méticuleux et abstraits de l’animation des studios Ghibli. Du voyage initiatique inquiétant d’une enfant dans Le Voyage de Chihiro, la phosphorescence du Château dans le ciel ou les envolés aériennes de Mon voisin Totoro, Hisaishi sait retranscrire la liberté, cette envie de planer et surtout, ce goût pour la découverte élégiaque : là où l’émotion mortifère de Kitano se télescopait avec les ritournelles du compositeur, les croisades de Miyazaki vers le fantastique et la magie se répercutent contre les sonates d’Hisaishi. Le rapport artistique entre les deux hommes ressemble parfois trait pour trait à la collaboration entre Jacques Demy et Michel Legrand: des « co créateurs » d’oeuvres en suspens et qui semblent indissociables dans le processus créatif. Durant toute sa carrière, Hisaishi a montré qu’il était un artiste caméléon qui savait s’adapter au réalisateur avec qui il travaillait. Mais pas seulement: il est un innovateur, un roi parmi les siens, un musicien dont l’humanité et l’humilité ont fait l’aura.

Velvetman
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le 14 mars 2019

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