Isla
7.8
Isla

Album de Portico Quartet (2009)

Pour résumer le style général du groupe, je dirais qu'il s'agit d'une forme résolument moderne de jazz avec des éléments ethniques assez semblables de ceux trouvés par endroits dans les albums les plus récents de Robert Wyatt, et devant une dette remarquable au type de minimalisme défini par Philip Glass dans les années 80. Alors que ce mélange ne satisfera probablement que peu les traditionalistes modernes du hard bop ou les fans de jazz espérant voir arriver une nouvelle avant-garde, il est raisonnable de dire que le groupe parvient à maintenir un équilibre délicat (précaire, même) au sein de leur son, et à produire une œuvre évitant la plupart des pièges évidents que le genre implique.

Musicalement parlant, l'élément le plus distinctif dans le son du groupe est la présence de hangs, joués par un des deux (ou les deux) batteurs du quartet. Le timbre de l'instrument - comme un steel drum plus subtil - apporte une atmosphère immédiatement perceptible à la musique, et le son (d'une apparente simplicité trompeuse) des fragments mélodiques/rythmiques évolutifs et pulsatifs nécessaires aux arrangements lie immédiatement la musique aux types de constructions en cellules fragmentées que Philip Glass déjà mentionné et autres compositeurs minimalistes produisent depuis des décennies désormais. En dépit de l'évidence de l'influence, le groupe parvient à individualiser le concept de leur style, et permet à l'album d'avoir une consistence satisfaisante.

Si je devais tenter de trouver une critique négative à faire à Isla, cela serait probablement que le son tout en saxophone alto/soprano et hangs du groupe est trop consistant, et que le style du groupe, bien que progressivement distinctif, reste trop homogène dans l'intégralité de l'album. Et pourtant, même en écoutant d'une oreille attentive avec cette critique en tête, je reste impressionné de comment le groupe parvient à surprendre et à subvertir leur formule originale, même si c'est par des façons modestes et subtiles. A chaque fois que les choses commencent à être trop raffinées, quelques penchants un peu plus bruitistes comme à la fin de "Su-Bo's Mental Meltdown" arrivent pour briser la douceur mélodique - le groupe use des delays et reverbs pour le meilleur. Quand les mélodies sur des morceaux comme "Life Mask" deviennent un peu trop sirupeuses (beaucoup des mélodies sur l'album doivent plus à l'indie rock et à la pop qu'elles ne doivent quoi que ce soit au jazz et à ses enfants), quelque chose comme "Clipper", avec ses rythmes latino, son saxophone discordant et sa ligne de basse impeccable rappelle que cela reste du jazz... d'une certaine manière, du moins.

Les morceaux ici présents ne sont pas aussi mélodiques qu'ils pourraient l'être - "Dawn Patrol" et "Line" semblent uniquement axés sur les dynamiques de tension-échappatoire rappelant des groupes comme Explosions in the Sky -, ce qui me fait me demander pourquoi il est nécessaire que les hangs et le saxophone sonnent autant centrés, tonalement parlant ; l'absence d'une mélodie dominante ne pourrait-elle pas être un peu plus libératoire pour leurs compositions ? Cependant, quand le groupe se concentre sur la mélodie, les résultats peuvent être d'une incroyable beauté, comme sur le morceau ouvrant l'album, "Paper Scissors Stone", qui mêle astucieusement les moments calmes du John Coltrane de la fin avec une répétition minimaliste, ou bien encore l'émotion palpable de "The Visitor", où il est inquiétant d'entendre comment un morceau frôlant de si près le smooth jazz peut être si agréable et dense en détails fantastiques. S'il y avait quelque chose que j'aimerais entendre plus sans changer radicalement le noyau sonore du groupe, ce serait un peu plus de relâchement et moins de rigidité dans les sections rythmiques : le saxophone semble être le seul instrument qui se permet de s'amuser, ce qui ne fait qu'amplifier l'impression de smooth jazz. On sait que quelque chose ne va pas quand un groupe de jazz a besoin de nommer, comme pour se féliciter, un de leurs morceaux "Improv No 1" entre parenthèses, surtout quand ce morceau sonne pratiquement comme les morceaux composés !

Dans l'ensemble, j'ai hâte de voir ce que Portico Quartet va nous proposer par la suite, dans l'espoir que leur son continue à se développer dans une voie pas trop douce. Il est toujours intéressant de voir qu'un groupe peut parvenir à créer des sonorités uniques en combinant quelques genres bien établis ensemble : si c'est le futur de la musique (et spécialement du jazz, qui se "développe" en étant mélangé avec tous les autres genres musicaux modernes, pour le meilleur et plutôt pour le pire), nous pourrions avoir des musiques bien moins appréciables que les paysages rêveurs et mélancholiques de Portico Quartet, mais j'espère toujours qu'il existe quelque part dans ce monde une personne dont l'imagination dépasse le simple arrangement de pièces de puzzle déjà existantes.

Paper Scissors Stone : http://www.youtube.com/watch?v=J44kvmK1w6I
BiFiBi
8
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Créée

le 1 janv. 2012

Critique lue 375 fois

7 j'aime

BiFiBi

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