Heritage
6.7
Heritage

Album de Opeth (2011)

Opeth, épisode 10 : Heir apparent, et autres filiations

La rentrée 2011 sera progressive ou ne sera pas. Dream Theater, Dir En Grey, ici Opeth, mais encore (plus tôt dans l'été il est vrai) Yes et d'autres formations issues du rock progressif ont livré leurs nouvelles œuvres. Dans la sphère metal, les plus attendues étaient évidemment celles du combo suédois et de Dream Theater. Mais si les deux ont en commun d'être des albums composés avec un nouveau line-up pour les deux groupes (nouveau batteur pour Dream Theater, en remplacement du membre pilier et actionnaire Mike Portnoy, nouveau claviériste pour Opeth, en remplacement de Per Wiberg - j'y reviendrai), ils prennent des directions différentes, Dream Theater affirmant vouloir durcir quelque peu le ton ("Stronger than ever with their most powerful album yet" nous affirme la tagline), tandis qu'Opeth délaisse son côté metal extrême pour nous livrer un album entièrement clair et calme, pratiquement dénué de violence et de metal.

A quoi ressemble donc ce dixième album du groupe de Mikael Akerfeldt ? Déjà, la pochette, qui était connue depuis quelques mois, a fait couler beaucoup d'encre : délibérément old-school, très typée rock progressif des années 60-70, des Moody Blues (In Search of the Lost Chord), aux pochettes bariolées et surchargées de groupes aussi mythiques que King Crimson, Asia ou Yes. Image très composée dont le centre est un pommier et les fruits les têtes des membres du groupe, le public a été très critique vis à vis de l'humour douteux du dessin, puisque la tête de Per tombe de l'arbre comme un fruit pourri. Amusé, un brin cynique, le leader du groupe commente et adoucit cette vision en précisant qu'une fleur pousse là où était la pomme, symbole du son successeur. Quant aux racines, elles symbolisent selon lui le passé du groupe et son côté "death metal" : faut-il y voir là l'affirmation d'un trait définitivement tiré sur la violence vocale au sein d'Opeth ? Peut-être.

Puisque j'évoque le successeur de Wiberg, nommons-le : il s'agit de Joakin Svalberg, musicien de studio et de scène ayant notamment travaillé avec le guitar hero Yngwie Malmsteen, célèbre perfectionniste. Akerfeldt ajoute même ironiquement que Svalberg leur a été indiqué par Wiberg avant de quitter le groupe. Sur l'album, il joue du piano sur la chanson éponyme qui ouvre le disque, mais Wiberg a enregistré avec le groupe la plupart des parties de clavier d'Heritage avant son départ.

Mais venons-en à la musique en elle-même. L'album, comme son nom l'indique, est pensé de manière tout à fait old school, dans le sens où il est introduit par un titre instrumental et conclut par un autre instrumental, respectivement "Heritage" et "Marrow of the Earth", rien de plus classique. L'ensemble possède donc un début dirigé vers une fin et le disque fonctionne en système clos et indépendant, parfait album de transition pour un groupe sur le point d'achever une énorme évolution stylistique de sa musique. "Heritage" est donc un titre pianistique de sensibilité jazzy - et non classique / romantique comme sur son unique prédécesseur dans la carrière d'Opeth, à savoir "Silhouette" sur le premier album Orchid. Enregistré au plus près de l’instrument, dans les mythiques studios Atlantis de Stockholm (les studios d’Abba (!), où Opeth a notamment enregistré la bonus track de Ghost Reveries, une reprise du « Soldier of Fortune » de Deep Purple), la prise de son de ce morceau est assez fantastique, puisqu’à sonner finalement très live, elle rend toute la percussion de son instrument principal (on oublie assez souvent que le piano est un instrument à cordes frappées). C’est surtout flagrant sur la voix grave du morceau, la plus basse, on peut même percevoir quelques sons parasites légers sur la deuxième partie du titre en tendant l’oreille. Plus anecdotique est selon moi le titre qui conclut l’album, titre où se mêlent une guitare acoustique et une guitare électrique qui alternent contrepoints et harmonies avant d’être rejointes par la batterie. Un joli morceau aux sonorités vaguement hispanisantes qui rappelle quelque peu l’ « Epilogue » de My Arms, Your Hearse, l’autre album « construit » du groupe.

Outre ces deux titres instrumentaux, l’album est d’une grande richesse musicale et instrumentale, en parfaite cohérence avec son titre. Notons qu’en anglais, « Heritage » est un mot moins courant que par exemple « Legacy » pour désigner l’héritage. Il est ici à prendre dans un sens très littéraire, presque spirituel, d’inspiration poétique et d’hommage à ses influences. Elles ont pour noms quelques-uns des plus grands groupes de rock progressif que la terre ait portés, à savoir (liste non exhaustive) Jethro Tull (notamment sur « Famine »), Van Der Graaf Generator (« I Feel the Dark ») ou King Crimson (« I Feel the Dark », « Folklore », mais surtout « Nepenthe »). Mais il serait vain de limiter cette merveille à ce seul trait, et toutes ces influences, si elles restent perceptibles, n’en sont pas moins totalement digérées et intégrées au nouveau son du groupe.

D’autre part, toute trace de metal n’a évidemment pas disparu purement et simplement de la musique du groupe. Même sur Damnation, l’autre album « clair » d’Opeth – et déjà produit par le Steven Wilson de Porcupine Tree, présent également sur Heritage – on en trouvait trace dans le final démentiel de « Closure ». Ici, le metal s’invite de loin en loin, que ce soit au détour d’un riff (le début de « The Devil’s Orchard », le milieu de « I Feel the Dark », les ponts de « Famine »), ou tout au long d’un morceau plus nerveux (« Slither » et « The Lines in my Hand »). Ces deux derniers morceaux sont les deux seuls brûlots de heavy metal de l’album. Le premier officiant dans un speed très efficace et mélodique, parfaitement inattendu de la part d’Opeth, mais relevé au pied levé. Un morceau tout à fait entêtant, avec une bonne dose de psychédélisme derrière – un peu à la Uriah Heep de la grande époque, notamment dans l’aspect lyrique- épique du délire. A noter que la fin se pare de ses plus beaux atours folks, histoire de rappeler chez qui on est. Le second, plus complexe, mélange allègrement des sonorités heavy à un folk acide et agressif, plus dans la lignée de ce que le groupe nous a proposé par le passé. La ligne de basse, tortueuse et grasse à souhait, est imparable, tandis que la guitare est merveilleusement lumineuse. Un morceau au groove insidieux, où Akerfeldt livre un chant remarquablement paisible d’un ton inhabituellement grave (et encore plus sidérant sur « Folklore). Il a fait des progrès en chant clair, et cet album en est la plus belle preuve. Plus généralement, la section rythmique incroyablement touffue, solide et technique, garde les stigmates les plus forts de l’ère metal du groupe, même si on y trouve toujours les sensibilités jazzy qui en ont fait son succès depuis Still Life. Morceaux remarquables de ce point de vue, j’ai nommés «The Devil’s Orchard » et « Famine », absolument imparables.

Ceci étant dit, l’autre grande source d’inspiration d’Heritage, de l’aveu même du frontman, c’est la musique folklorique. Elle se présente sous deux aspects principaux dans l’album : le premier, ce qu’Akerfeldt désigne comme la musique folklorique suédoise, et là, je ne m’y connais vraiment pas assez pour en parler avec précision. Tout au plus je vous renvoie au titre bonus de Watershed, « Den ständiga resan », une reprise de la folkeuse Marie Fredriksson. Toutefois, les parties acoustiques de l’album sont parmi les plus belles et les plus impressionnantes que le groupe nous ait livrées depuis Morningrise. Il suffit d’écouter les ritournelles superbes de « I Feel the Dark » ou de l’évocatrice « Folklore » pour s’en convaincre, voire même les ponts galopants du premier de ces deux titres. Le second aspect folk de cet album est incarné par un des deux guests de Heritage, l’immense percussionniste Alex Acuña, dont Martin Mendez est fan. Le bonhomme a tout de même joué avec Elvis, comme le rappelle avec émerveillement Akerfeldt, et confère à « Famine », peut-être le titre le plus complexe de l’album, des accents orientaux assez sidérants, tandis que le flûtiste Björn J:son Lindh (qui a pour sa part joué avec Mike Oldfield) l’envoie sur des dimensions musicales totalement délirantes et, il faut le dire, assez inquiétantes du point de vue de l’ambiance suggérée.
Album totalement déroutant, jouant presque systématiquement du décrochage, Heritage propose donc bien plus que « seulement » 10 morceaux, puisque la plupart d’entre eux sont des titres à tiroirs, à la construction particulièrement alambiquée. On pourrait gloser indéfiniment sur la césure violente de « I Feel the Dark » qui laisse une nappe de claviers ténébreuse (VDGG n’est vraiment pas loin) envahir nos oreilles avant que des riffs menaçants ne se superposent, de même sur les incessants changements de tempo sur « The Devil’s Orchard » ou sur « Famine » qui passe allègrement d’une ballade mélancolique à un titre violent et torturé. De ce côté ci, « Nepenthe » n’est pas en reste non plus.

En fin de compte, des « longs » morceaux de l’album, ceux dont la progression est peut-être la plus évidente à suivre sont la superbe ballade « Haxprocess » et le non moins fabuleux « Folklore » et son final époustouflant et très chargé en émotion. Dans les deux cas, la basse galopante de Mendez fait des merveilles. J’en profite pour faire mon seul reproche véritable à l’album : en effet, bien que « Marrow of the Earth » soit un titre sympathique, je trouve qu’il eût été encore plus fort de conclure sur « Folklore », quitte à réserver le rang de bonus track à l’instrumental. Mais ce n’est que mon humble avis. En outre, à la richesse et au faste instrumental déployé tout au long du disque, impeccablement mixé par Wilson, ajoutez un fourmillement de petits détails et de samples, le plus souvent des bruitages discrets, des bribes de discussions, des murmures, des rires distants, qui achèvent d’en faire un objet tout à fait extraordinaire (non que ce soit là quelque chose d’absolument inédit, loin s’en faut, mais cela ajoute au mystère de cet album si ésotérique dans son iconographie et dans ses textes).

Enfin, car il faut bien que j’achève cette recension fleuve, je voudrais ajouter quelques lignes pour me démarquer de ce que j’ai entendu et lu sur l’album. Certes, il marque une évolution nette et un parti-pris qui laissera de côté une partie des fans du groupe peut-être moins sensible à ce côté éminemment progressif et très old school. Mais contrairement à beaucoup de personnes, je ne me résoudrai pas à voir dans Heritage une rupture nette avec les précédents albums du groupe. Je trouve en effet que le mouvement était amorcé depuis Ghost Reveries et ses sonorités très « chaudes », suaves, qui étincellent ici. Ainsi Heritage est-il pour moi le parfait album de transition après Watershed, dont il possède beaucoup d’aspects (notamment dans les claviers de Per Wiberg qui évoquent « Hex Omega » ou « The Lotus Eater », ainsi que dans le simple fait que les growls s’étaient déjà fortement raréfiés sur Watershed). J'ajoute que le groupe pousse l'audace jusqu'à s'autociter pratiquement, puisque certaines lignes de guitare ou de basse d'Heritage présentent des similarités troublantes ("I Feel the Dark" / "Folklore" dans leur première partie notamment), ce qui fera dire aux détracteurs qui le groupe est en panne d'inspiration et se répète, là où d'autres (comme moi) insisteront sur la cohérence et la subtilité de l'ensemble, remarquablement pensé. Vous l’aurez compris, à part une minuscule réserve sur la conclusion de l’album, Heritage m’aura absolument séduit, pour ne pas dire bouleversé, de par sa grande richesse, son audace inépuisable, et sa densité musicale très surprenante. Affaire à suivre, et sur scène si possible.

NB : J. Svalberg n’est pour le moment pas un membre officiel à part entière du groupe, mais c’est en bonne voie. Les anecdotes sur l’enregistrement du disque ou sur la pochette sont tirées des différentes interviews que j’ai pu lire sur le sujet, notamment celle du numéro d’été de Rock Hard, écrit par Morgan Rivalin, et dont je recommande la lecture en complément d’information sur cet album.

Créée

le 26 févr. 2013

Critique lue 901 fois

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Krokodebil

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