Fire Music
7.7
Fire Music

Album de Archie Shepp (1965)

C’est le second album pour Impulse, enregistré quelques mois seulement après Four for Trane. Archie Shepp persévère et n’embauche pas de pianiste, par contre il s’entoure d’une nouvelle garde. Ted Curson est un compagnon du bouillonnant Charles Mingus. Il a également côtoyé Eric Dolphy et Cecil Taylor. Marion Brown est encore un jeune musicien, il fait ici ses premiers pas discographiques, mais il a déjà joué dans l’orchestre de Sun Ra et est assurément déjà un musicien confirmé. Joe Chambers est un batteur de l’écurie Blue Note qui est en train de se construire une impressionnante carte de visite, apprécié des plus grands il va mettre ici son sens de la précision et de la concision au service d’un album qui restera parmi les plus belles réussites d’Archie Shepp. Musicien apprécié par sa grande culture musicale, Reggie Johnson lui aussi fait ses débuts discographiques, il a côtoyé Sun Ra et Bill Dixon, sans doute celui-ci l’a-t-il recommandé auprès d’Archie Shepp… Joseph Orange se situe dans la lignée des grands trombonistes comme Roswell Rudd, et Grachan Moncur III.


On entre très vite dans le vif du sujet avec Hambone, inspiré par l'écoute de l'enregistrement d'une femme Griot du Dahomey.On y entend un riff très répétitif exécuté par les sections des cuivres et des anches réunies. Les solistes improvisent à tour de rôle poussés et relancés sans cesse par les souffleurs, on ressent de la force, de la puissance et de l’entêtement. Cette force de la répétition plonge l’auditeur dans une certaine forme d’hypnotisme dont seule la puissance du soliste semble pouvoir le dégager. C’est d’abord Ted Curson qui s’extirpe avec éclat de la machine, puis Marion Brown qui se montre incisif et percutant. La section rythmique est précise, presque carrée, pleine de puissance et d’énergie. Les rythmes sont parfois répétitifs, parfois changeants et structurent le morceau en plusieurs parties et séquences ponctuées par des breaks. La deuxième partie du morceau s’inscrit dans un schéma identique, le ralentissement du tempo profite à Joseph Orange qui délivre un bref solo, prélude au retour en chœur des cuivres et des anches. Archie improvise alors à coup de phrases brèves et successives, prolongeant le cri et la plainte, une grande tension s’installe et le blues de Shepp envahit l’auditoire, sans merci…Un grand titre.


Los Olvidados est inspiré par un film de Buñuel (les oubliés-1950) très réaliste qui dénonce la misère sociale au travers du regard de jeunes adolescents. Le titre est d’inspiration sud américaine et construit un espace sonore dans la continuité du précédent. On retrouve les riffs des cuivres, saccadés et répétitifs, la dramatisation avec les roulements de batterie, les silences voulus, mais il y a aussi de la légèreté et même une certaine innocence aux travers des thèmes et des mélodies. On pense à Mingus dans l’alternance des tempos lents et rapides, dans les accélérations soudaines et les brisures de rythmes. Ted Curson y va de son solo, bouillonnant et abrupt, puis c’est autour de Marion Brown de faire avec les silences et la tension entretenue par les cuivres, avant que Shepp ne mette la touche finale.


Changement de la section rythmique pour Malcom, Malcom, Semper Malcom qui débute la seconde face et symbolise la lutte du peuple noir à travers la tragédie liée à l’assassinat de Malcom X en février 65. La voix rauque d’Archie Shepp déclame un texte parlé et rend hommage à celui qui incarne la lutte pour l’égalité des droits civiques. Archie Shepp inscrit clairement sa musique dans un engagement politique en soutenant le mouvement des Black Panthers. Ce titre restera un marqueur très fort dans la perception du musicien par une grande partie de son public. David Izenson à la basse joue alternativement à l’archet puis pizzicato, soutenant la voix grave de Shepp, l’intensité dramatique est très forte, accentuée par le jeu très sobre de J.C. Moses à la batterie qui accompagne la pièce à renfort de sombres roulements de tambour.


Prelude To A Kiss, reprise du célèbre standard de Duke Ellington. Hommage brillant mais finalement très sage auprès du Duke que Shepp a toujours admiré, il a même joué quelques notes dans son orchestre. Un immense lyrisme emplit cette interprétation qui se situe dans le parfait héritage Ellingtonien. Superbe.


A titre personnel c’est pour le dernier titre de l’album que je ressens le moins d’entrain. The Girl from Ipanema de Jobim et Moraes c’est ciel bleu, plage et cocotier, j’aurais aimé en connaître davantage sur cette fille là, j’aurais aimé qu’Archie m’en dévoile un autre aspect, une autre couleur, qu’il explique la tristesse et la mélancolie qui s’y cache, mais à trop coller à l’original on ne voit que les rayons du soleil se refléter sur les verres fumés de la belle… Je reconnais de suite le caractère injuste de mes remarques car ça reste de haute volée, peut-être la rythmique est-elle trop sage et le solo trop convenu, ou plus exactement trop « retenu », comme si une distance était créée… Peut-être est-ce volontaire, après tout ?


Cet album est souvent cité comme l’un de ses meilleurs essais discographiques, c’est là certainement une des pierres angulaires de son œuvre, incontestablement.

xeres
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le 12 mars 2016

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