https://www.youtube.com/watch?v=pey29CLID3I


S'il vous arrive de prendre un bus de campagne, desservant inlassablement tous les villages qui croisent sa route, il faudrait que vous écoutiez l'ultime album de Simon & Garfunkel : Bridge Over Troubled Water (1970). Peut-être y ressentiriez-vous, en regardant passer le paysage à douce allure, une exaltation inouïe, une joie pure semblable à celle théorisée par Simone Weil pour décrire celle des grévistes du Front Populaire en juin 1936. Mais que le bus soit bondé ou vide, au fond, peu importe. Du moment qu'il laisse voir assez d'espace depuis la vitre pour se projeter, au milieu des champs, dans le mouvement gracieux d'un oiseau. Si vous le pouviez, vous en seriez un, à n'en pas douter.


Des six albums enregistrés par les deux compères, celui-ci est le plus homogène, déroulant les onze compositions avec une fluidité et une cohérence jamais atteinte auparavant. Il est le plus aérien aussi : du premier morceau à « Song For The Asking » en passant par « El Condor Pasa (If I Could) », le lyrisme s'emballe et soulève l'âme. Cette évidence avec laquelle s'enchaînent les morceaux est d'autant plus étonnante que les sonorités se suivent et ne se ressemblent pas : un piano sur fond de violon, une mandoline suivie d'un air de flûte, puis une omniprésence de percussions sur le morceau « Cecilia », pour trouver par la suite des passages de piano électrique et de trompette… Paul et Arthur s'éloignent ainsi de leurs bases folk sans jamais complètement les quitter, et mieux les retrouver à l'occasion des deux dernières compositions salvatrices. Ce qui unit en fait subtilement cette variété baroque sont les registres tantôt légers, tantôt plus graves, qui s'enchaînent et se confondent au fil de l'album dans une harmonie totale.


Alors que les transitions de morceaux n'étaient pas toujours judicieuses dans leurs précédents albums (par exemple, le rythme précipité et enjoué de « We've Got A Groovey Thing Goin' » suivant brusquement celui très doux de « April Come She Will » dans l'album Sounds of Silence) ils se suivent ici sans le moindre accroc. Notamment, après « So Long, Frank Lloyd Wright » qui descend subrepticement vers une torpeur onirique nocturne, suivent logiquement les accords de guitares de « The Boxer » qui sonnent comme un réveil à l'aube. Surtout, tandis que certains morceaux affirment sans ambivalence leur légèreté (« Baby Driver » et « Cecilia ») la pesanteur des autres est toujours délicieusement contrebalancée par quelques rayons de soleil au sein de la mélancolie. C'est ce qui fait d'un morceau comme « The Only Living Boy In New York » une des plus belles réussites de leur répertoire. La plus grande tristesse se meut alors dans la plus pure allégresse, avec une force d'évocation hors du commun.


Enfin, les deux artistes n'ont pas non plus perdu leur sens de l'humour : le mélange doux-amer poursuivi tout le long de l'album se décline ainsi dans un registre dérisoire qui est comme la cerise sur le gâteau. « Keep The Consumer Satisfied » raconte par exemple avec un air enjoué et radieux le périple d'un commerçant itinérant qui se fait rejeter partout où il va, avec un sourire béat que les trompettes exaltées nous laissent imaginer. Comble du comble, « Bye Bye Love » accueille la tristesse d'une séparation amoureuse avec la joie d'une comptine pour enfant. Surtout, accompagné tout du long d'applaudissements en rythme du public, le morceau célèbre une osmose collective qui rappelle à quel point leur musique est une expérience utopique. Elle trouva à n'en pas douter un certain aboutissement durant leur fameux concert gratuit de Central Park en 1981, qui réunit 500 000 personnes. De quoi consoler de la séparation de Simon et Garfunkel après cet album, qui fut d'ailleurs enregistré dans un climat difficile entre les deux hommes. Comme quoi, il n'y a pas que les Beatles qui enfantèrent des chefs-d’œuvre dans une ambiance de ressentiments personnels.

Marius_Jouanny
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le 21 août 2018

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Marius Jouanny

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