"Bouge-toi les Satellites", ou l'histoire d'un album difficile...

Pour chaque groupe de rock qui existe dans ce monde, il y a des bons moments, et des mauvais moments. Des albums qui viennent tout seuls, et d'autres qui semblent difficiles. Pas dans le sens strictement mauvais, mais compliqués à produire, à mettre en oeuvre. Pour le quintette d'Athens, Géorgie nommé The B-52's, toute la période située entre 1981 et 1988 fût compliquée. Le groupe tente de renouveler une première fois leur son en 1982 avec Mesopotamia, un disque de new-wave/funk polyrythmique dont les sessions supervisées par David Byrne des Talking Heads furent avortées. De troisième album, le disque devient un mini-album 6 titres qui se fait finalement détruire par le public et la critique. Tirant les leçons de cet échec, les B-52's retournent au studio pour pondre Whammy, qui sort en 1983. Gardant l'esprit de base des deux premiers albums, le son du groupe est orienté vers une production "synthés & boites à rythmes". Ce dernier album est relativement mieux apprécié, mais ce n'est pas encore trop ça. Le groupe continue cependant de tourner pendant tout ce temps, car le public semble en tout cas mieux apprécier les B-52's sur scène que sur un disque... Peu de temps après, le groupe décide d'enregistrer un nouvel album. L'album qui les verra approcher d'un gouffre duquel ils ont failli chuter.



Wake Up (It's 1984)



En 1984, Fred Schneider, chanteur du groupe The B-52's, vient de sortir The Shake Society, son premier album solo, alors que le groupe fait un petit break de plusieurs mois. Après deux années de tournées quasiment non-stop, le groupe prends le temps de se reposer. Ce qu'il faut également savoir, c'est que les cinq membres du quintette vivaient à ce moment-là tous ensemble dans une grande maison à Mahopac, à quelques minutes au nord de New York. Si vivre ensemble facilite parfois l'écriture de morceaux, c'est aussi source de tensions et de fatigue, un ensemble qui contribue donc à faire le gros de l'année 1984 une année sabbatique pour la plupart des membres des B-52's.


C'est à peu prés à cette période que Ricky Wilson, guitariste de génie et principal compositeur du quintette apprends qu'il a contracté une maladie encore peu connue des services de santé du monde entier. Cette maladie s'avère finalement être le Sida. A cette époque, le Sida est encore une maladie peu connue, considérée de loin "comme un espèce de cancer qui ne toucherait que les personnes homosexuelles". Les médias n'en parlaient que très peu et il était difficile de se procurer des informations sur cette maladie étant donné que même le gouvernement américain n'en avait que faire. Il aura fallu attendre l'été 1985 et le décès de l'acteur Rock Hudson pour que finalement les autorités s'inquiètent. Si Ricky et son meilleur ami Keith Strickland (batteur et co-auteur des compos des B's) passent régulièrement du temps à New York tout au long de l'année, Ricky se rends également à de nombreux rendez vous avec différents médecins plus ou moins spécialisé. Il apprends lors de l'un de ces rendez-vous qu'il risque de mourir, ce qui finira par arriver car il est finalement diagnostiqué en phase terminale au printemps de l'année suivante. Très protecteur envers sa famille et ses amis (n'oublions pas que Cindy Wilson, chanteuse du groupe est également la jeune sœur de Ricky), il ne révèle sa condition qu'à son ami Keith. Le reste du groupe et ses autres amis n'apprendront que bien plus tard l'existence de cette maladie, en fait, quelques jours seulement avant son décès, le 12 octobre 1985. Mais revenons à l'année 1984. A ce moment, Ricky sait qu'il est malade, mais il ne ressent rien. Il propose alors à Keith, puis à Cindy, Fred et Kate Pierson (l'autre chanteuse, et claviériste du groupe) de se remettre à composer dans l'objectif de sortir un album d'ici la fin d'année 1985.


A l'automne 84, le quintette entame une mini-tournée de la côte est des États-Unis, poursuivant et concluant ainsi le "Whammy Tour" (débuté mi-1983), accompagnés en première partie par leurs amis du Tom Tom Club : Chris Frantz et Tina Weymouth (respectivement batteur et bassiste de Talking Heads et de leur side project cité plus haut) qui les rejoignent également sur scène pour jouer quelques morceaux (cf le concert de Worcester le 27 décembre 1984). En janvier 1985, le groupe est convié à jouer au tout premier festival "Rock In Rio" qui comme son nom l'indique se déroule à Rio, au Brésil. Ils jouent deux fois sur deux soirées différentes devant un public atteignant facilement les 300 000 personnes au moins (sur les dix jours de festival, le public atteint le million et demi de visiteurs), ce qui représente pour eux à l'époque leur plus grosse audience. Comme à la fin de l'année précédente, Chris et Tina se joignent à eux et accompagne le groupe en live sur certains morceaux en tant que guest ("Legal Tender" et "There's A Moon In The Sky/Moon 85" - la vidéo du concert est disponible ici). Si personne ne le savait encore à l'époque, les concerts du Rock In Rio sont les derniers que Ricky Wilson donnera avec les B-52's. Le groupe est également accompagné de Ralph Carney et de David Buck au saxo et à la trompette (et ce depuis 1982).



Recording The Satellites



Au retour du festival Rock In Rio, les membres des B-52's entament le processus d'écriture de quelques morceaux puis entrent aux Sigma Sound Studios de Philadelphie en juin 1985. Le premier jet de l'album est enregistré en juillet et produit par Tony Mansfield, manitou du synthétiseur/sampleur Fairlight CMI et ex-membre du groupe anglais New Musik. Le choix de Mansfield à la production est dû à Keith et Ricky. Toujours à la recherche d'un son avant-gardiste qui permettra au groupe de mieux se démarquer, ils furent séduits par la production de Mansfield sur la chanson "Glad It's All Over" de Captain Sensible. En rétrospective, à l'écoute de la chanson de Captain Sensible, il est clair que le vœu des deux compositeurs a été respecté tellement tout l'album des B-52's sonne comme une longue continuation de "Glad It's All Over".


A l'été, environ six morceaux sont prêts et mixés lorsque les pontes de Warner, le label du groupe, entendent la version de travail du futur disque. Ils sont plutôt déçus par la nouvelle tournure ouvertement plus sage et psychédélique que prend ce nouvel album, encore non titré pour le moment. Ils imposent donc au quintette d'écrire un "hit", auquel cas l'album ne sortira pas. Embêtés, les membres des B-52's ne rongent pas leur frein pour autant et se lancent dans une jam session complètement folle afin de créer ce "hit". Le résultat ? "Creature In A Black Bikini", qui au final restera une démo à moitié tombée dans l'oubli (mais leakée sur certains sites aux serveurs peu recommandables). Déçus par leur inaptitude à composer un "hit" décent, ils décident de recycler une vieille idée des années 70. Cette idée deviendra rapidement "Wig", qui séduira les chefs du label. A ce moment précis, la santé de Wilson se dégrade de jour en jour. Il perds du poids et se fatigue de plus en plus vite. Légèrement inquiets, les membres du groupe ne se doutent de rien mais lui laissent tout de même le temps de se reposer.


L'album n'étant pas encore terminé, Ricky et Keith proposent à Fred et Kate d'écrire des morceaux en "solo" afin de gagner un peu de temps. Sitôt dit, sitôt fait : ce sera "Housework" pour Kate et "Juicy Jungle" pour Fred. Pour Kate, le morceau naît d'une collaboration avec feu Tim Rollins, son partenaire de l'époque. Essayant de le produire avec un orchestre funk, Tony Mansfield l'encourage plutôt à utiliser le Fairlight pour garder une unité de son, ce qui irrite Kate au plus haut point. Fred de son côté fait de nouveau appel à John Coté, son ami musicien avec qui il a coproduit The Shake Society quelques temps plus tôt. Au même moment, le label, enthousiaste à l'idée de transformer le groupe en pur produit synth-pop, décida de minimiser les "apparitions sonores" de Ricky Wilson à la guitare en faisant remixer par Shep Pettibone les morceaux "Summer Of Love" et "Girl From Ipanema Goes To Greenland". Ces deux morceaux (surtout le premier, en fait) se retrouvent avec des riffs de guitare passés au second plan et un arrangement beaucoup plus synthétique. Déçus que le label fasse ces modifications derrière leur dos, le groupe s'incline néanmoins par manque de temps. Keith regrettera longtemps le choix de ces remixes "qui faisaient sonner le groupe comme du Madonna", et finalement, le mix original de "Summer Of Love" verra officiellement le jour quelques années plus tard dans la compilation "Time Capsule". Enfin, le label décida également de changer la tracklist des morceaux afin de privilégier d'abord les titres les plus commerciaux. Malgré toutes les épreuves et les changements, le groupe parvint tout de même à compléter ce nouvel album. Le nom ? Bouncing Off The Satellites (titre extrait des paroles de la chanson "Communicate").



Des nuages à l'horizon



En octobre 1985, Ricky tombe gravement malade. Éreinté par la pression de l'enregistrement du nouvel album et les tensions entre les membres du groupe mais également sévèrement atteint par des complications causées par le Sida (un lymphome et une pneumonie, entre autres), le guitariste est admis dans les premiers jours d'octobre dans une clinique spécialisée pour les cancers en plein centre-ville de New York. Le 12 octobre, il décède des suites de sa maladie à l'âge de 32 ans.


Contrairement à ce que la plupart des gens racontent sur internet, et ce d’après Keith Stricland lui même, Ricky a cependant eu le temps de participer au mix final de l'album, même si quelques rares overdubs furent ajoutés par Keith et Mansfield dans l'entremise de son décès. Le reste du groupe apprends la nouvelle de son internement deux jours avant sa mort, alors qu'il était déjà dans un état de coma, ce qui fût une terrible épreuve pour tout le monde, en particulier pour sa jeune sœur Cindy qui sombra peu de temps après dans une profonde dépression.


Paniqués par ce décès, les dirigeants du label Warner commencèrent les démarches pour annuler la sortie du disque, ce que les membres contestèrent en bloc. Il manquait encore une pochette au disque, et comme Ricky n'était plus là et que personne n'était en état de poser pour une photo, le groupe fit appel à Kenny Sharf, artiste de rue New-Yorkais qui avait déjà illustré le livre de poésie de Fred l'année passée. Pour les membres restants du quintette, ce disque devait sortir au moins en hommage à Ricky. Dévastés par cette perte, les B-52's furent incapables de promouvoir correctement l'album, qui fut retardé et ne fut publié que presque un an après sa finalisation, en septembre 1986. Les quatre membres restants réussirent tant bien que mal à tourner un clip pour "Girl From Ipanema" et à finalement poser pour quelques photos. Selon le label, la version single de "Summer Of Love" marchait terriblement bien dans les "charts club", mais comme le groupe ne pouvait pas faire de concert ou promouvoir le disque d'une façon ou d'une autre, le label pensa que tout ça n'en valait pas la peine et ne fit pas plus de promotion pour ces disques qui tombèrent dans l'oubli.


L'album ne fût donc pas un grand succès, et il fallut même attendre juillet 1987 pour que l'Europe parvienne finalement à mettre la main sur cet album, qui globalement y passa complètement inaperçu avant l'arrivée d'internet. D'ailleurs, les quelques exemplaires vinyle qui circulent en Europe sont quasiment tous des imports américains. Considéré pour beaucoup à l'époque comme un échec artistique et commercial total, peu de fans européens achetèrent le disque.



Une oeuvre à part



Bouncing Off The Satellites est un disque très paradoxal car dans un sens l'album le plus original et expérimental de toute la discographie du groupe. Même Mesopotamia n'était pas si "jusqu'au-boutiste". Le son est très "perché", psychédélique et le traitement synthétique du Fairlight, bien qu'ayant un peu vieilli depuis tout ce temps, est empli d'un charme un peu kitsch. A l'inverse de la joie très communicative de Cosmic Thing qui sortira ensuite, BOTS est un album qui respire la "gaieté mélancolique".


Avec deux ballades particulièrement lentes et contemplatives ("Ain't A Shame" et "She Brakes For Rainbows" - toutes deux chantées par Cindy avec, chose rare, Keith et Ricky en backing vocals), le son du groupe part dans des territoires que jamais ils n'ont exploré aussi bien auparavant. De même que pour "Theme For A Nude Beach", ode très rêveuse et amusante aux plaisirs simples qu'offre coquillages et crustacés sur une plage abandonnée... En outre des morceaux censés être des hits ("Summer", "Girl From Ipanema" et "Wig") et des excursions solo ("Housework" et "Juicy Jungle"), deux autres excellents morceaux sont à noter : "Detour Thru Your Mind" et "Communicate".


Le premier titre est complètement barré et psychédélique : Fred y raconte en spoken words ce qui semble être des rêveries tandis que les filles s'harmonisent sur le refrain. La fin du morceau est marquée par un message enregistré à l'envers, parodie des prétendus messages satanistes et morbides qu'on retrouve sur certains disques joués à l'envers (chez les B-52's, rien de tel : "oh no, you're playing your record backwards ! Watch out, you might ruin your needle" - "Oh non, tu joues ton disque à l'envers ! Attention, tu pourrais détruire ta cellule !").


"Communicate" est plus conventionnel pour un titre des B-52's. Tout en gardant l'emballage synthétique propre à tout l'album, c'est certainement le morceau le plus "roots" de tout le disque, avec un véritable échange garçon/filles au chant ainsi qu'un riff à la tonalité si particulière signée Ricky Wilson. Il faut également y noter les harmonies vocales impressionnantes des deux chanteuses à la fin du morceau et l'ajout de cithare en overdub (jouée par Keith) qui donne à l'ensemble un délicieux côté Beatles.


Pour les cinq autres morceaux, on retrouve des choses plus conventionnelles également. Outre les arrangements synthétiques des deux premiers morceaux, on retrouve quelque chose d'assez dansant dans "Summer Of Love" et une excellente ballade rythmée dans "Girl From Ipanema". "Wig" est quand à elle une explosion de bonne humeur. "Housework" est une sorte de blague féministe à l'instrumentation peut-être un poil trop kitsch (les samples d'aspirateurs...) tandis que "Juicy Jungle" est une sorte de continuation plus rock de The Shake Society, avec les guitares tout en arpèges de John Coté. C'est ce morceau qui indique pour la première fois aussi nettement les préoccupations écologiques chères au groupe.


Tous ces morceaux ne sont que très rarement ou jamais joués en live. "Summer Of Love" fut incluse dans les setlists live dans le Cosmic Tour de 1989/90, puis le Time Capsule Tour de 1998/99 , dans une version semblable à celle d'origine (exit le synthé à outrance donc). "Ain't It A Shame" et "Communicate" furent également jouées pendant le "Cosmic Tour", mais de manière trés sporadique (on peut entendre la première dans l'enregistrement du concert à l'Opheum de Boston le 11 novembre 1989). Depuis 2010, le groupe à inclus "Wig", "Summer Of Love" et même "Girl From Ipanema" dans les setlists. Cindy a également chanté au cours des années 90 et 2000 des versions live de "Ain't A Shame" et "She Brakes For Rainbows" accompagnée du groupe Ola Moon. Elle a aussi rapporté que BOTS était son album préféré, à cause notamment du lien sentimental évident crée par le décès de son frère.


MON AVIS PERSO : je trouve que ce disque est trop souvent mal jugé. Étant catégorisés par les néophytes comme peu intéressant et trop kitsch, il est trop souvent oublié dans les best-of et les compils. Pourtant, avec le recul, il se pourrait non seulement que Bouncing Off The Satellites soit bel et bien le véritable chef-d’œuvre des B-52's, mais également le dernier véritable album du groupe puisque les conditions d'enregistrement changèrent considérablement avec le décès de Ricky (voir ma chronique sur Cosmic Thing).

Blank_Frank
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Best Of : The B-52's, Bonnes résolutions : 2012, Les meilleurs albums de 1986 et "Histoire de bien niquer le Top 111 Musique ..."

Créée

le 31 mai 2015

Critique lue 703 fois

Blank_Frank

Écrit par

Critique lue 703 fois

Du même critique

Die Mensch·Maschine
Blank_Frank
8

Ok les mecs, faites une belle tronche de robot pour la pochette...

1978 A l'heure de la domination de la musique disco sur les ondes mondiales, un "petit" groupe allemand au concept assez révolutionnaire conçoit son album le plus connu et par la même occasion,...

le 31 mai 2015

20 j'aime

1

Trans Europa Express
Blank_Frank
10

Europe, trains et "afterpunk" : tout ce qu'il faut savoir sur l'un des meilleurs opus de Kraftwerk !

1976 Principal intérêt musical ? Le punk rock qui vient d'exploser au Royaume-Uni afin de repousser "l'establishment" et la "stagnation musicale du rock progressif" remarquée par les plus jeunes...

le 17 août 2014

13 j'aime

Careful
Blank_Frank
7

Eros & Thanatos

Dans la famille des groupes de revival synthétique, je vous présente Boy Harsher. Situé quelque part entre Chris & Cosey et The Soft Moon, le duo/couple composé de Jae Matthews au chant et August...

le 5 févr. 2019

10 j'aime