Black Beauty: Miles Davis at Fillmore West (Live) par xeres

Cet album fut édité en 1973 mais enregistré en avril 70, peu de temps avant les enregistrements au Fillmore East qui paraîtront, eux, juste après Bitches Brew. Cet album sortira sous la forme d’un double LP original japonais. Un seul titre en quatre parties est indiqué sur les quatre faces. En fait le groupe de Miles reprend une grande partie de Bitches Brew ainsi que quelques pièces déjà travaillées en studio. Voici les titres qui figurent sur ce double LP (une comparaison rapide avec le répertoire indiqué sur le CD, m’incite à penser que Sanctuary est tronqué sur celui-ci) :
Directions (10:46) Miles Runs the Voodoo Down (12:22)
Willie Nelson (6:23) I Fall in Love Too Easily (1:35) Sanctuary
It's About That Time (9:59) Bitches Brew (12:53)
Masqualero (9:07) / Spanish Key/The Theme (12:14)


Le groupe lui aussi est modifié. Des changements importants sont effectués. Le remplacement de Dave Holland à la basse par Michael Henderson, bassiste de Stevie Wonder, annonce un virage plus rock, dans la lignée d’Harvey Brooks. Le jeune Steve Grossman au soprano a ainsi été accueilli par Miles Davis : « Tu es le premier enfoiré de blanc à jouer dans mon groupe, J'espère que tu te sens à l'aise.» La tache est rude et même colossale, remplacer Wayne Shorter, qui est parti fonder Weather Report avec Joe Zawinul, n’est pas chose aisée, malgré tout son mérite et son indéniable talent, Steve Grossman n’y arrivera qu’à demi. Pour ajouter de la puissance à la rythmique, Airto Moreira est incorporé à l’orchestre aux côtés du fidèle Jack Dejohnette.


Ce soir là au Fillmore West Miles jouait un concert en première partie du Grateful Dead. Pourtant l’enjeu était de taille: il y avait un monde entre les enregistrements en studio et les performances live, surtout pour accéder à ce stade de perfectionnement millimétré qu’il avait atteint avec Téo Macero. C’est un peu comme s’il avait le sentiment de ne partir de rien, où celui de plonger dans le réel après avoir inventé et joué la musique idéale, touchant du bout du doigt la perfection et se heurter à un phénomène non reproductible hors d’un studio…


Il faut cependant relever le défi, Miles fera comme il sait faire, il va jouer sa nouvelle musique, la défendre. Il endosse tout naturellement le rôle du chef d’orchestre et agit sur celui-ci comme il le fait avec son instrument, dressant son corps entre lui et le public. Cette façon de faire sera parfois prise pour de l’arrogance, plus tard, on lui reprochera de tourner le dos à son public… Mais pour l’heure il s’agit de l’apprivoiser ce public, pour ce faire, et afin de ne pas le désorienter, Miles prend le parti d’exposer clairement chaque thème de façon à le faire reconnaître aisément, comme une bouée qu’on lui lance afin qu’il ne s’y perde pas, c’est que la musique jouée ce soir là, pour belle qu’elle soit, semble filer seule, comme guidée par elle-même, suivant sa propre route, se développant en une longue suite qui ne semble jamais vouloir s’arrêter. Ce sentiment à l’écoute est augmenté par le fait qu’il n’y a aucune interruption entre les morceaux et que les interventions du public ont été gommées sur l’album.


Directions, le morceau écrit par Joe Zawinul, ouvre les concerts de Miles depuis 1968, Miles ne faillira pas à la règle. D’emblée on remarque quelques caractéristiques fortes de l’album, l’omniprésence de Chick Coréa, l’excellente forme de Miles dans les solos et le manque d’épaisseur de Steve Grossman qu’il compense par une générosité hors du commun. Le climat s’installe avec aisance, l’auditeur se retrouve au centre d’un tourbillon de vélocité et de dextérité propre à lui faire perdre ses repères … Très vite s’enchaîne la seconde pièce, Miles Runs the Voodoo Down, le groove funky s’installe et Michael Henderson s’impose avec classe à l’acquiescement de son auditoire. Jack DeJohnette explose avec virtuosité de tous ses feux, le morceau se poursuit en un duo improbable entre Chick Coréa et Steve Grossman, ils se libèrent en jouant des envolées free inattendues aux côtés de Miles, le Rhodes sature, crie, geint laissant à penser que l’on vient de croiser Sun Ra…
Miles revient, carré, la rythmique refait surface…Willie Nelson apparaît dans le nouveau répertoire de Miles faisant part belle à la basse hypnotique de Michael Henderson, Chick Coréa improvise à nouveau longuement, soutenu par la rythmique, jusqu’à l’exécution du standard I Fall in Love Too Easily qui s’enchaîne avec Sanctuary de Wayne Shorter et son climat aérien, propice aux improvisations, la trompette de miles s’y déploie avec lenteur et pointillisme en de courtes phrases, brèves et répétées, puis reformulées avec concision, une note à nouveau strie l’espace, se répète et explore ces territoires inconnus…
It’s about that time est également une création de 69, c’est une nouvelle plongée dans le Miles électrique très rock, Steve Grossman s’en sort ici très bien et offre un de ses solos les plus convaincants.
La version de Bitches Brew, on s’en doute, est éloignée de la version studio, mais son exécution ici reste tout à fait passionnante, très funky et balancée, tout bouge et tout groove, Jack de Johnette garde la maison avec autorité, le rythme de la basse est survitaminé par les interventions cadencées de Corea qui apporte encore une valeur ajoutée d’importance, en amplifiant la tension qui habite le morceau. Miles n’aura plus qu’à poser son solo pour créer l’explosion finale…
Masqualero est ici exécuté pour la dernière fois en public, ses accents ibériques conviendront bien à Chick Coréa qui saura s’en souvenir lorsqu’il sera leader de son propre groupe. Jack Dejohnette s’empare de la part du lion et enlève le morceau, son drumming est effréné, les cymbales sont sollicitées sans cesse et il relance la machine constamment, alimentant inexorablement les montées incandescentes de l’orgue de Chick Coréa. Aux percussions Airto Moreira se montre très prolixe, ajoutant la couleur et la saveur brûlante du piment ibérique, d’autant qu’il est l’heure de Spanish Key ! Il se murmure que ce sont là les Sketches of Spain débarrassés des atours voulus par Bill Evans… Quoiqu’il en soit, ces espagnolades s’inscrivent avec bonheur dans la continuité de l’album, et, tandis que s’égrainent les dernières notes de The Theme, on constate avec surprise que le temps s’est contracté et qu’une autre dimension s’est installée… C’est là le pouvoir caché de la musique de Miles Davis. « Oh man ! » Crie un spectateur à la fin de l’album…
Cet album s’améliore au fil des écoutes, on finit même par aimer ses petites faiblesses, un beau titre pour un album rare.

xeres
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste "Ils voyagent en solitaire..."

Créée

le 10 mars 2016

Critique lue 630 fois

2 j'aime

xeres

Écrit par

Critique lue 630 fois

2

Du même critique

Lanquidity
xeres
10

Un voyage dans le "Space-Jazz-Rock"...

Plus que tout autre, Sun Ra est une bibliothèque, il a parcouru, lu et écrit l'histoire du jazz, de l’intérieur, il a vécu les évolutions et participé aux révolutions. Membre actif de cette longue...

le 28 févr. 2016

27 j'aime

10

Bitches Brew
xeres
10

Critique de Bitches Brew par xeres

Ce qui frappe en premier lieu, c’est la beauté de la pochette créée par Mati Klarwein. On la devine symbolique, plus particulièrement quand elle s’offre déployée, pochette gatefold ouverte. On...

le 5 mars 2016

24 j'aime

9

Both Directions at Once: The Lost Album
xeres
10

Critique de Both Directions at Once: The Lost Album par xeres

« Il » est arrivé ce matin, bien protégé, sous cellophane, belle pochette avec deux triangles découpés laissant apercevoir la sous-pochette… Le vinyle avec le prestigieux macaron « Impulse »,...

le 2 juil. 2018

23 j'aime

7