Apocalypse, girl
7.1
Apocalypse, girl

Album de Jenny Hval (2015)

On arrive à Jenny Hval par la voix. Une voix qui nous harponne dès les premières secondes pour nous susurrer des insanités à l'oreille. Un timbre troublant, emprunt d'une sensualité malaisante, intrusive. Le plus pervers des pièges, de ceux qui s'enroulent insidieusement autour de notre volonté pour l'amadouer et nous malmener par le bout du nez. On s'accroche à cette voix aussi bien qu'elle s'accroche à nous, mais au moment de le réaliser il est déjà trop tard, Jenny nous a ferré dans ses filets et il ne nous reste d'autre choix que de la suivre là où elle nous emmène. Dommage qu'elle soit Norvégienne et non Suédoise, à une frontière près on aurait pu parler de syndrome de Stockholm ; au fond, qu'importe qu'elle abuse de nous, on demeure pendu à ses lèvres. D'ailleurs j'ai une confession à te faire lecteur ; je suis tombé amoureux de Jenny Hval, je l'aime d'un amour malsain.


À l'abord de sa musique, impossible de savoir où est-ce que l'on sera trainé tant la structure des morceaux est mouvante. Jenny elle-même n'a pas l'air d'avoir prévu à l'avance le chemin qui nous amènera à destination. Et pour cause, le style de la Norvégienne est en partie basé sur l'improvisation. Lorsqu'elle compose, la chanteuse se laisse elle-même porter par un flot, et cette perte de contrôle lui permet de laisser échapper des perles singulières que nul autre qu'elle n'aurait pu pondre. En 2013 déjà, Innocence Is Kinky avait révélé certaines des plus belles pièces de l'année, dans un style oscillant sans cesse entre pop et musique expérimentale. Mais avec le recul, ce disque souffrait d'une certaine inégalité non seulement entre les morceaux, mais surtout au sein des pistes en elles-mêmes, qui tentaient de marier les tendances opposées en un mariage qui pouvait sembler forcé.


Cependant, avec son petit nouveau, Jenny Hval a mûri son art et la joue quitte ou double en séparant très clairement son côté le plus expérimental et ses fulgurances mélodiques. Apocalypse, Girl ménage donc des espaces pour chacune des tendances de sa créatrice, en plaçant méticuleusement des clairières immaculées au milieu d'une forêt inhospitalière. Au risque de rebuter l'auditeur distrait, qui risquerait de retenir d'une première écoute superficielle un album inaccessible et peu mélodique. L'abord du disque est plus difficile que l'était Innocence Is Kinky, mais une fois défriché il s'avère supérieur à celui-ci. Plus puissant aussi : ainsi disposées dans la tracklist, des pièces comme "The Battle Is Over", "Heaven" et "Sabbath" brillent de mille feu et s'imposent dès juin comme le haut du panier de 2015. Mais n'allez pas penser que la face expérimentale de Jenny ne sert que de faire-valoir à ces diamants bruts. La voix malléable de la chanteuse accompagne la moindre de ces pièces pour leur donner conférer d'emblée un aspect intime et dérangeant du plus bel effet (pour peu qu'on se reconnaisse un certain goût pour le masochisme). Ainsi le monologue introductif "Kingsize" semble avoir été monté à partir d'une session d'écriture automatique ayant pour toile de fond un obscur collage ambiant, alors que "White Underground" flirte avec le "Lux Aeterna" de Ligeti (mais si vous savez, le thème du monolithe de 2001 l'Odyssée de l'Espace qui vous aura fait mouiller le pantalon sur votre siège). Soit dit en passant, la Norvégienne est une des rares artistes à me donner envie de m'intéresser à ses textes tant ceux-ci sont soit profondément évocateurs, soit parsemés de termes frappants... Pourquoi dit-elle autant "soft dick" ? Et quid de ces "huge capitalist clit", "silver hand between my thighs" et autres "and I grabbed my cunt" ? Mystère et boule de gomme, mais ça m'intéresse.


Tout à la fois ange et succube, Jenny Hval ne nous malmène que pour mieux nous caresser (ou bien est-ce l'inverse). Cette capacité à accroître à chaque nouvelle écoute son emprise sur notre psyché vulnérable constitue sa plus grande réussite, et celle-ci n'est pas étrangère à la façon dont chaque morceau se coule dans le suivant. On sait que le piège s'est refermé pour de bon lorsqu'on entre à reculons dans l'antre de "Holy Land". Qu'on se retrouve désemparés, à chercher cette voix qu'on aime autant qu'on la craint, qui refuse de se faire entendre au sein de cette pièce expérimentale de dix minutes. On erre comme une âme en peine, fasciné par ces violons qui se prennent pour des baleines au milieu de ces drones majestueux. Lorsqu'elle reparait, cette voix, toute métallisée et grésillante qu'elle soit, on se surprend à pousser un profond soupir de soulagement. Jenny est revenue, et elle ne nous quittera plus. Elle restera à nos côtés et se fera très certainement une place royale dans nos tops de fin d'année.

T. Wazoo

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8
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