Anima latina
7.7
Anima latina

Album de Lucio Battisti (1974)

Pour entendre toute l'ampleur de l'Anima Latina de Battisti, peut-être faut-il évacuer certaines idées fausses que l'on se fait de nos jours. L'idée notamment qu'il s'agirait d'un album dont le versant expérimental serait une surprise et une singularité dans la carrière d'un chanteur populaire (celui du Gardini di Marzo et d'Ancora Tu).

En vérité, il faut placer cet immense disque au centre de deux mouvements qui se rejoignent comme deux courbes en un point unique et définitif. D'un côté, il y a effectivement la carrière très suvie d'un chanteur à la voix particulière et aux textes en constante progression, mais aussi un succès qui a permis de bâtir une maison pour tout ce que l'Italie compte alors de jeunes et fous : Numero Uno.
Dans ce label, fondé avec Mogol, se presse la jeune garde de ce que l'on appelera le rock progressif italien (RPI) et Battisti y reçoit avec enthousiasme des gamins biberonnés à Genesis et au King Crimson. Et dans cette maison des piqués du mellotron, on explore beaucoup et on mêle le son structural des Anglais au romantisme et folklore latin. Ainsi, en 1972, PFM (toujours en activité et patrons du prog rital) publieront ainsi leur célèbre Storia di un Momento chez Battisti et le notable mais moins bon groupe Formula 3 publiera aussi plusieurs disques dans la même maison. À ces derniers, Battisti livrera une version maximaliste de son Sognando e Risognando sorti en 1972 pour leur album du même titre qui déploie la chanson en un mouvement de plus de six minutes (à écouter surtout pour découvrir cette face plus discrète de la carrière du boss).

Bref, le chanteur populaire des radios a une place centrale dans l'accompagnement d'une scène de prog majeure au niveau européen.

Aussi, le boss de la botte fait déjà du très racé rock depuis la publication en 1971 de Amore e non Amore, album conceptuel qui sera suivi par trois albums allant toujours plus loin dans l'exploration du prog. Il n'est donc pas seulement un mécène curieux de zinzins progressifs, il pratique également de son côté depuis plusieurs albums. Or, en ces années dorées pour l'expérimentation, le succès ne quitte pas Battisti alors qu'il donne aux Italiens des titres de plus en plus trippants à l'instar de Questo Inferna Rosa ou encore le délirant Il Fuocco. L'époque est favorable à l'émergence chez Battisti d'un son toujours plus radical.

Mais nous n'en sommes alors qu'aux premiers mouvements qui conduiront Battisti à faire le meilleur album italien de la décennie : son rôle de producteur pour le prog, ses voyages américains et l'apogée en Italie des rocks sophistiqués vont aboutir en cinq ans à ouvrir la voie pour l'unique Anima Latina.

Un album qui se présente comme un classique LP de prog avec son introduction magistrale et majestueuse, ses reprises réglées, ses structures en mutations qui s'élargissent comme autant de monuments, et ses sonorités expérimentales. Mais là où Battisti change la donne et ne se trouve pas à faire un énième album de prog rital (sport auquel même Cocciante s'est essayé), c'est qu'il utilise à son avantage son exceptionnel sens de la mélodie, son éclectisme brillant et son refus de se plier aux contraintes des formations de prog. Il entend utiliser l'invitation à la complexité mais sans sacrifier son envie d'inviter des percussions folkloriques, des cuivres franchement lourds et tant d'autres folies qui appartiennent plus aux música popular brasileira (MBP) et funk qu'à la froideur réputée du prog. Né alors un son suave, tantôt céleste (Abbracciala, Abbracciali, Abbracciati) et tantôt tellurique (Anima Latina), grouillant dans les bizarreries et un désordre revendiqué (parfois même ironique) et fondamentalement romantique. On trouve dans cet éclat un peu crépusculaire et latin du rock des notes et images communes avec une piste de Toni Esposito, un autre gamin du PRI signé chez Numero Uno, dont la piste de 18 mn Rosso Napoletano sortie aussi en 1974 donne à voir des percussions ébouriffantes et bizarres, une langueur jazzy, qui sonnent comme des échos du travail de fusion ici effectué.

En somme, peut-être est-ce l'approche syncrétique qui rend tout cela si excitant et solaire, ou peut-être est-ce aussi la désinvolture affichée par Battisti qui laisse s'évanouir des mélodies pour mieux les récupérer plus tard, qui s'amuse à jeter des ombres inquiétantes sur des cœurs mystiques, puis qui balaye d'un geste élégant la science étriquée de la pop.

Dans les derniers sillons du disque avec Macchina del Tiempo et le final, la direction que prendra ensuite Battisti se fait gentiment entendre : quelque chose comme une chanson hybride et discoïde qui va jeter l'Italie dans la modernité après sa pause rêveuse et conceptuel qui durera l'été du prog-rock, soit presque six ans. Une façon de mettre en scène l'évanouissement d'un travail colossal qui habitera son auditeur des années après sa première écoute, comme un livre qui se disloquerait dans les mains de son lecteur à la dernière phrase. Soudain, un vide nous étreint et le soleil semble se coucher : sur la pochette de Monti, les enfants de la fanfare se rentrent.

À ce titre, c'est plus que de la carrière de Battisti dont cet album est le centre, mais peut-être bien des années 1970 en Italie.

Corentinjl
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Créée

le 11 oct. 2018

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