Aerial
7.4
Aerial

Album de Kate Bush (2005)

Douze ans de silence discographique. C'est le long hiatus auquel Aerial est venu mettre un terme en 2005, période durant laquelle Bush s'est retirée de la scène publique et artistique pour se consacrer à sa vie personnelle et familiale : elle donne naissance à un fils, Bertie, en 1998 - auquel elle rendra un délicat hommage sur l'album. Il semble ainsi s'être écoulé un temps considérable depuis 1993 et The Red Shoes, oeuvre qui décevait par sa production et son songwriting souvent bien conventionnels en regard des exigences habituelles de Bush, mais où l'artiste démontrait qu'elle n'avait rien perdu de son considérable talent de mélodiste (il suffit d'écouter des morceaux comme Moments of Pleasure, The Song of Solomon ou Top of the City pour s'en rendre compte). Aerial sera bien différent : on pourrait le qualifier facilement d'oeuvre de la maturité tant son atmosphère apparaît pour l'essentiel sereine et apaisée, presque entièrement dénué des envolées et autres acrobaties vocales desquelles Bush était coutumière sur ses albums précédents (les performances qu'elle délivre ici n'en sont pas moins virtuoses et puissantes). A la manière de Hounds of Love, Aerial se divise en deux parties distinctes : la première, A Sea of Honey regroupe sept nouvelles compositions, tandis que la deuxième s'organise autour d'une suite intitulée A Sky of Honey et divisée en neuf sections, construction qui rappelle bien sûr The Ninth Wave où les morceaux formaient un ensemble cohérent et solidaire sans interdire pour autant une approche individuelle.


Depuis le gracieux Moving sur son premier album en 1978, Kate Bush nous a habitués à des ouvertures sensationnelles (Babooshka, Sat in Your Lap, Running Up That Hill, The Sensual World...) et Aerial ne déroge pas à la règle. Publié en single, King of the Mountain est certainement le morceau le plus immédiatement accessible de l'album et sa mélodie inspirée, son groove entraînant et accrocheur en font un classique instantané. Optant pour une texture d'une douceur ouatée, Bush prend ses distances avec la production voyante et clinquante de The Red Shoes. Faisant référence de manière subtile (le Elvis du refrain est presque imperceptible aux premières écoutes) mais explicite à la figure d'Elvis Presley, King of the Mountain développe une interrogation sur les éventuels effets pervers de la célébrité, qui résulte paradoxalement dans une grande solitude (« Why does a multi-millionaire fill up his home with priceless junk ? »), tandis que les médias s'acharnent à diffuser de fausses rumeurs. Des souffles de vents à l'arrière-plan semblent parcourir la propriété déserte de Graceland, et l'immense solitude du « King » fait écho à celle du magnat de la presse Charles Foster Kane dans le film d'Orson Welles, auquel Bush fait référence avec la mention de Rosebud, nom donné à la luge du personnage dans le film, symbole de l'innocence perdue et seul véritable souvenir heureux de Kane.


Le second morceau de l'album s'avère bien moins classique dans son écriture : il y a peu de sujets, a priori, moins poétiques que les mathématiques, et pourtant... Bush n'hésite à faire du nombre π le sujet de cette composition (elle évoque plus précisément un homme - « sweet and gentle and sensitive » - fasciné par les nombres et obsédé par le calcul du nombre π, qui serait inspiré de Daniel Tammet) et parvient à réciter plus d'une centaine des décimales de π sur la durée du morceau. Elle les chante sur un ton lyrique et suave, comme si ces chiffres revêtaient quelque signification secrète et mystique pour elle. Le concept peut ne pas convaincre, mais le morceau s'avère particulièrement efficace, portée par une ligne de basse expressive. Bertie, certainement le morceau le plus directement autobiographique de la carrière de Bush, rend un hommage délicat et raffiné au fils qui illumine sa vie : les paroles, d'une simplicité à la portée universelle, évoquent le pur bonheur d'être mère (« Here comes the sunshine/Here comes the son of mine/Here comes the everything » en jouant sur la paronomase incontournable en anglais sun/son). L'accompagnement musical, constitué de violes et de guitares classiques, se pare d'atours évoquant la musique baroque et la Renaissance, influence déjà remarquée sur le deuxième album de Bush, Lionheart (1978).


Succèdent immédiatement à ce pur émerveillement les notes de piano, douloureuses et empesées, qui forment le canevas de Mrs. Bartolozzi, certainement le titre le plus inclassable de cette première partie. Les paroles semblent d'abord inoffensives, adoptant le point de vue d'une femme au foyer aux journées rythmées par les tâches ménagères, et qui aime à contempler les cycles monotones et apaisants de la machine à laver. Mais à la voix inquiète de Bush, l'on comprend rapidement que cette femme se trouve désespérément seule et délaissée, et qu'elle porte le deuil d'un être disparu : elle s'illusionne en pensant voir une forme humaine dans la chemise qui sèche à l'extérieur de la maison (« I think I see you standing outside/But it's just your shirt/Hanging on the washing line »). Bush délivre une des rares envolées vocales de l'album avec le poignant « It looks so alive », véritable cri de détresse. Mrs. Bartolozzi met l'auditeur mal à l'aise, mais il lui manque sans doute un peu de la folle puissance qui traverse les expérimentations les plus convaincantes de l'artiste.


How to Be Invisible poursuit cette atmosphère d'inquiétante étrangeté avec sa ligne de basse menaçante, et un balancement rythmique indécis, faussement nonchalant. Les paroles s'avèrent assez cryptiques : la narratrice y affirme avoir trouvé un livre lui permettant de devenir invisible, mais elle prend le risque de se perdre sur les chemins tortueux et incertains qui mènent au monde de l'immatériel. Les quatre images qui forment le refrain évoquent les tensions entre le visible et l'invisible, de manière physique (« Eye of Braille ») mais aussi métaphorique (« Stem of wallflower/Hair of doormat ») : « Wallflower » désignant en anglais une personnalité effacée et peu sociable, invisible dans les faits ; tandis que « doormat » (paillasson) est associée à l'expression « se laisser marcher sur les pieds » et donc à des personnes qui ne parviennent pas à susciter l'attention, n'existent effectivement pas pour les autres. Folie mise à part, ce morceau inclassable évoque les visions hallucinées qui parcourent The Dreaming et suscite une étonnante fascination.


Joanni se revêt de sonorités électriques sur un rythme vaguement tribal qui contraste avec l'atmosphère éthérée du morceau : Bush y rend un hommage assez conventionnel à la figure de Jeanne d'Arc, associant l'éclat guerrier de la jeune fille (« Joanni wears a golden cross/And she looks so beautiful in her armour ») à une sensualité discrète, mais renforcée par sa parfaite chasteté (« Joanni blows a kiss to God/And she never wears a ring on her finger »). Si l'interprétation vocale est réussie (Bush s'y essaye même à des grognements martiaux), Joanni ne dépasse guère son caractère anecdotique, surtout en regard de la superbe conclusion de ce premier album.


Faisant écho à Moments of Pleasure dans son expression d'une nostalgie dévastatrice, mais dans une production nettement plus dépouillée, A Coral Room permet à Bush de délivrer une de ses plus belles prestations vocales, dans un traitement intimiste (la chanteuse y est pratiquement seule avec son piano). Les deux premiers couplets dressent le tableau d'une cité enfouie sous la mer, semblable à l'Atlantide, désormais abandonnée de ses habitants qui y vivaient par milliers, et « l'araignée du temps » (« spider of time ») tisse sa toile sur ces ruines. Dans le troisième couplet, qui marque un retour au point de vue subjectif du narrateur, il devient évident que cette cité symbolise le monde souterrain du souvenir : seuls des fragments émergent, comme ces objets insignifiants qui cristallisent les bons moments passés avec un être cher (ici, il s'agit d'un pot de lait - « little brown jug ») ou des sensations impérissables, le souvenir d'un chant ou d'un rire. Bush rend ici hommage à sa mère, disparue en 1992, avec une délicatesse et une sensibilité rares.


Le deuxième disque, intitulé A Sky of Honey (s'opposant ainsi au premier en introduisant une notion de verticalité), s'articule autour d'une suite conceptuelle qui décrit une fin d'après-midi où l'artiste se laisse envahir par les impressions procurées par la progression du soleil vers son terme et griser par les chants des oiseaux enchanteurs, omniprésents sur l'album. Celui-ci s'ouvre sur une courte introduction, « Prelude », quelques accords de piano où se fait entendre la voix enfantine de Bertie : « Mummy, Daddy, The day is full of birds/Sounds like they're saying words », annonçant ainsi la thématique aviaire de l'ensemble. Quelques pulsations de synthétiseur et des touches ondulées de piano donnent du relief au mélancolique « Prologue », dans une atmosphère on ne peut plus romantique où Bush se remémore les impressions ressenties face aux teintes particulières de la lumière en Italie et prononce quelques mots dans la langue de Dante (« Oh so romantic, swept me off my feet/Like some kind of magic/Like the light in Italy/Lost its way across the sea »). Avec cette ambivalence qui caractérisera l'ensemble de la suite, cette plénitude se double d'une conscience de la fragilité de ce moment, de son évanescence : « Every time you leave us/So summer will be gone ». « What a lovely afternoon » chante Bush sur le refrain marqué par l'arrivée d'une section de cordes et de la batterie qui semble dénoter une légère accélération du temps.


Le morceau suivant, « An Architect's Dream » se démarque par l'addition de bongos qui accentuent le caractère sensuel et langoureux de cette chaude fin d'après-midi d'été. Bush y poursuit sa réflexion sur les singuliers voyages de la lumière : dépendante des changements de luminosité, l'oeuvre du peintre tire finalement sa singularité d'incidences aléatoires et accidentelles (« It's the best mistake he could make/And it's my favorite piece/It's just great »). Sur le petit intermède « A Painter's Link », la voix du comédien Rolf Harris déplore une soudaine pluie qui dilue ses couleurs dans une poétique de l'indistinction, finissant par refléter le coucher du soleil qui commence à prendre forme : la transition est assurée vers le morceau suivant, « Sunset », premier sommet émotionnel du disque.


L'ambiance pastorale de l'ensemble se double ici de rondeurs jazz dans sa section rythmique, cordes et piano se mêlant pour former un tapis de velours où Bush se pose avec majesté et lyrisme. La lumière dorée du crépuscule métamorphose les contours et les teintes, chaque élément de la nature s'anime pour entonner de douces mélodies (« Who knows who wrote that song of Summer/That blackbirds sing at dusk/This is a song of color/Where sands sing in crimson, red and rust ») les oiseaux comme le sable, dans de saisissantes synesthésies, formant une harmonie enchanteresse. L'incandescence de la nature est reflétée dans la dernière partie du morceau par l'introduction de rythmes de flamenco, qui font de ce coucher de soleil une véritable célébration, comme un écho distant des trépidantes danses celtiques de Jig of Life ou Night of Swallow. Dernière plage de répit avant le grand final de l'album, « Somewhere in Between », sur un rythme toujours chaleureux mais dans un balancement plus indécis, interroge le moment imperceptible du basculement entre le jour et la nuit, dans un temps suspendu qui rappelle le tic-tac monotone de Watching You Without Me. Le morceau se clôt sur la voix de Bertie annonçant la tombée définitive du jour.


« Nocturn » s'ouvre sur une sobre introduction où Bush se délecte à allonger les syllabes, puis de soyeux martèlements rythmiques venant accélérer le tempo forment le cadre d'une échappée nocturne sur la plage. Ce voyage a un caractère onirique, métaphorique extrêmement marqué que Bush affirme explicitement (« Could be in a dream ») : les âmes semblent se détacher de leur enveloppe corporelle pour se livrer à une enivrante sensation de liberté, inconditionnelle et absolue. Cette somptueuse mélodie, l'une des plus belles de Bush, nous entraîne dans cette irrésistible volonté d'élévation : « We stand in the Atlantic/We become panoramic ». La chanteuse est rejointe par des chœurs dans la trépidante dernière partie du morceau qui annonce l'imminence du lever du soleil, aube qui sera le cadre du dernier morceau, l'éponyme « Aerial ». L'album y retrouve des sonorités rock avec d'intenses pulsations rythmiques : dans la première partie, le chant des oiseaux se mêle au rire hédoniste de Bush tandis que les paroles s'interrogent sur la signification secrète de ces mélodies (« What kind of language is this/I can't hear a word you're saying/Tell me what are you singing/In the sun ? »). Le solo de guitare, tout en sensualité électrique, de Danny McIntosh poursuit le mouvement vertical amorcé dans le morceau précédent (« I want to be up on the roof/I've gotta be up on the roof ») et le titre de l'album prend alors tout son sens : Aerial peut aussi bien faire référence à l'adjectif « aérien » (qui porte également en lui une charge sémantique de mirage, de chimère) qu'au nom commun qui désigne une antenne. Ce trépidant voyage se clôt comme il avait commencé, sur des chants d'oiseaux paisibles et tranquilles. L'ensemble de « A Sky of Honey » se présente alors comme une invitation à savourer chacun des moments et à se livrer pleinement à chacune des impressions offertes par le spectacle de la nature, dans une perspective qui se veut tout aussi sensuelle qu'onirique.


Avec Aerial, Kate Bush signe ainsi un retour à la hauteur des attentes, légitimes après ce long hiatus, disque long en bouche dont les morceaux sont dépouillés en grande partie de la fulgurance qui avait fait le succès de Wuthering Heights ou des fantastiques singles de la première face de Hounds of Love. On ne saurait en effet comparer Aerial au chef d'oeuvre de 1985, tant l'artiste se trouvait alors au sommet absolu de sa créativité comme de ses aptitudes vocales. Mais Bush fait entendre ici une voix plus mûre et sereine, détachée des expérimentations tous azimuts de The Dreaming, et colore son oeuvre de teintes pastel et d'arabesques rythmiques puisées dans le jazz ou le flamenco. Si les morceaux du premier disque séduisent par leur qualité d'élaboration et leurs mélodies inspirées, c'est la finesse de A Sky of Honey et ses multiples réflexions sur la perception qui s'avère finalement la plus marquante. Complémentaires, les deux disques forment néanmoins un ensemble harmonieux qui se distingue par son équilibre subtil et son sens de la nuance. Un album qui s'affirme comme un nouveau joyau d'une carrière singulière et toujours surprenante, en perpétuelle réflexion sur elle-même et sur ses choix.

Faulkner
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le 3 sept. 2019

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