Outre le fait que c'est un putain d'album, bourré à ras-bord de tubes, Wuliao Contingent a comme atout majeur son intérêt historique, parce qu'il s'agit du premier disque de punk de Pékin (qui n'était pas la seule scène punk en Chine puisqu'au même moment des groupes comme SMZB provoquaient des remous similaires à Wuhan, et d'ailleurs les partisans des uns et des autres, Pékin contre Wuhan, se disputent la paternité du genre dans le pays). Oui bon un intérêt historique vraiment de niche (surtout qu'à vrai dire c'est même pas le tout premier disque puisque les Underbaby ont sorti leur premier album la même année, cela dit, des deux, Wuliao Contingent est quand même clairement le plus exhaustif et représentatif du mouvement) mais un intérêt quand même.


Au commencement des années 90, la scène rock chinoise connaissait une période assez charnière, en voie d'être complètement dominée par la C-pop, puisque Cui Jian, le père spirituel de toute la scène rock nationale, commençait à être banni des festivals de musique et n'avait accès qu'à des scènes underground, dans des clubs à la vie brève, souvent obligés de fermer sous la pression des autorités. C'est dans ce contexte que les frères Gao, fondateurs des Underbaby (un des premiers groupe de grunge/punk chinois), ont réhabilité une annexe du restaurant de leurs parents à Pékin pour en faire un studio d'enregistrement, qui permet à la jeunesse en perdition locale de s'y retrouver pour jouer.


En 98 le Scream Club est fondé et il devient le point de ralliement de cette jeunesse, et permet notamment à des groupes en voie de devenir légendaires de se produire sur scène : les 69, Anarchy Jerks, Brain Failure et Reflector, tous quatre réunis sous l'étiquette du contingent « Wuliao » (Ennui), car ils se font les représentants de la frustration de la jeunesse chinoise, pour qui il n'y a rien à faire dans la Chine totalitaire de Deng Xiaoping à part « faire des études » (dixit Xiao Rong). Le Scream Club a fermé en 1999, mais entre temps il a quand même permis la création d'un label, Scream Records, qui publiait encore des disques en 2014, et a surtout sorti le disque dont il est question ici, le Wuliao Contingent, fruit de la collaboration des quatre groupes évoqués, qui nous offrent en gros quatre albums pour le prix d'un.


Le seul reproche qu'on pourrait faire au disque c'est peut-être du coup sa tracklist énorme (41 pistes, dont sans doute une dizaine plutôt dispensables), mais la diversité des styles et la qualité de beaucoup des morceaux font qu'on ne s'ennuie jamais.


Le style qui domine majoritairement est clairement le punk / punk hardcore, surtout représenté par 69 et Brain Failure : 69 avec par exemple le génial et massif Woman Lai Le, le survolté Opinion of punk, Geming (Revolution) et ses chants de manifs, ou les surprenants Qingchun (Youth) et Qingren (Lover), aux intros respectivement guidées par un piano et une basse veloutée ; Brain Failure, qui se distinguent par l'ultra agressivité de leurs morceaux, comme le bordélique Wo Bu Feihua Ni Ye Bie Feihua, qui dure à peine une minute et se termine sur un son de mollard, ou la bien nommée « My Hardcore » (d'ailleurs divisée en trois parties, une de punk hardcore, une de bruit blanc puis une espèce de parodie délirante de country), 2000 Nian et son chant râpeux, Disco Shidai et ses refrains et solos mémorables.


À côté de ça les Anarchy Jerks offrent des expérimentations dans des genres différents : on retrouve sur quelques morceaux des influences rockabilly (I Dont Know) ou psyché (Dui Ni de Shenghuo Han Oi), et puis pas mal de petits effets de style disséminés ici et là qui viennent varier les plaisirs d'écoute, comme Loser's Rn'R et son solo épique, et puis inévitablement dans un album punk post-Clash une compo ska (The Ska Song).


Cela dit en matière de ska c'est clairement les Reflector qui régalent, notamment avec leur premier morceau, le génial Haojiao (Scream), hommage au club si important du même nom, puis aussi et surtout Wo Xiang Shuo De Hua (What i want to say), une intro ska qui débouche sur un riff pur punk et se termine sur un solo simplissime mais efficace au possible. Peut-être le groupe qui s'en sort le mieux du lot, parce qu'au-delà de la qualité de leurs compositions, ce sont clairement les plus drôles, l'entrain de leurs riffs et l'autodérision du chanteur font que tous leurs morceaux me mettent immédiatement le sourire (en témoigne le clip de Haojiao, petite pépite d'immaturité et d'insouciance qui fout automatiquement la pêche).


Bref, au-delà des ces quelques coups d'éclats l'ensemble s'écoute avec plaisir, tant une énergie et joie de vivre galvanisantes traversent les compositions, dans les chants de foule, les crissements des guitares et les lignes de basses bondissantes, c'est un superbe album authentiquement punk, en plus d'un témoignage vraiment touchant d'une certaine période et mentalité qu'on connaît trop peu de la jeunesse chinoise.

VizBas
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le 7 juil. 2021

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