Space Art
7.1
Space Art

Album de Space Art (1977)

J'avais décidé d'être jeune très tôt.
Et comme je suis maintenant un poil vieux, j'ai eu la bonne idée de m'y mettre il y a longtemps.


La fin des années 60 fut presque aussi pauvre que le début des années 70 en terme d'imagination technologique, qu'elle cantonnait aux pages des livres, de BD et aux films de SF. Comme un con, je ne m'appelais ni John Koening, ni Langelot, et encore moins Luke Skywalker, aussi tout ce qui ressemblait à un téléphone portable, un ordinateur ou un déclencheur d'ouverture de porte attaché à la ceinture de mon pyjama m'étaient interdits dans la vraie vie. La vraie vie, il est d'ailleurs facile de m'en souvenir parce qu'elle était justement vachement différente de celle des livres et des BD: c'était celle qui mouillait quand il pleuvait, sentait que vous enleviez vos chaussettes et vous poignardait en plein cœur quand l'objet de toutes vos obsessions, miss cour-de-récré-de-la-semaine, se faisait un malin plaisir à ne calculer que ses copines de classe au lieu de vous rendre le sourire que vous n'oseriez de toutes façons jamais lui adresser sincèrement. D'ailleurs question IRL, mes potes étaient déjà à peu près aussi chiants que ceux d'aujourd'hui. Et j'avais pas encore la possibilité de boire pour les rendre intéressants.
Bref, je m'emmerdais.


Les recoins malsains de mon imagination maladive ne me suffisait plus. Je m'emmerdais.


Heureusement, il y avait la musique.
Vous l'avez compris, vu la pleine louche de déprime quotidienne que me servait l'existence, la musique, il me la fallait récréative. Ludique. Spectaculaire.
Ça tombait bien, les seventies avaient vite compris que la musique pure ne suffirait plus: le meilleur était déjà advenu. Elles avaient donc inventé le concept du plus: plus de watts, plus de notes, plus de pantalons collants, plus de hair-spray. Elles avaient juste oublié un ou deux trucs, comme le talent, la créativité ou le génie. Étant un enfant ordonné, j'ai bêtement grandi avec mon temps. Les années 70 ont décidé de se faire vite oublier et ont accouché d'un monstre stupéfiant: les années 80. J'ai bien failli ne jamais m'en sortir.


La musique, elle n'existait encore que sous trois ou quatre formes. En vrai, y avait le concert, rare, ou le groupe monté avec les potes, ce qui m'a fait me mettre à la batterie.
Côté support, c'était vite vu: la cassette, non noble, et le vinyle, aux pochettes caressantes.


Le vinyle.


Toute occasion, toute économie était directement transformée: j'accumulais les vinyles.
Avidement. Massivement. Maladivement. Puisque ailleurs, ce ne serait pas possible (si l'esprit était tourmenté, le physique était banal), il fallait au moins que sur mes étagère j'ai la plus grosse. Une collection pour laquelle je fus même prêt, une fois, à faire la manche dans la rue pour pouvoir m'en prendre un de plus que les trois que j'avais déjà sous le bras. Comme un con, je donnais la vraie raison au type à l'allure de prof qui semblait prêt à me filer une pièce, au lieu de lui faire croire que je voulais rentrer chez moi en bus. Autant dire que ce jour-là, je fis choux blanc. Et rentrais à pied.


Or donc, les années 80. Les boîtes à rythme, Thatcher, le sida, l'assassinat de Lennon, le tremblement de terre en Arménie, la famine en Ethiopie, Tchernobyl, le lycra, les radios libres, le CD.


Mon père travaillait chez Philips. Il me ramena, un soir de vacances, pendant un des brefs moments où je le voyais, le tout premier morceau de plastique qu'on allait appeler Compact Disc. A tel point que le machin, un disque de Mozart, était en fait vierge. La commercialisation du support interviendrait quelques mois plus tard. Dire si ma collection commença tôt.


Si bien que le nombre de CD que je possédais (les moyens avec l'âge étant tout autres, et le métier m'y aidant grandement) finit un jour, au milieu des années 90, par dépasser celui de mes vinyles. C'était l'époque où les maisons de disques avaient encore des moyens, et les représentants qui allaient avec. Un truc te bottait, tu le demandais, tu rentrais avec à la maison. Direct. Et moi, plein de trucs me bottaient.
C'est alors que je commis l'irréparable. Je refourguais l'entièreté de mes grandes galettes noires à un collègue de boulot, alcoolique et bordélique comme tous les disquaires, pour un prix qui avait fait rire même la chienne de ma mère, pourtant morte depuis des années.


A partir de ce jour, une chose ne fit plus aucun mystère pour moi, la résolution serait évidente à tenir: plus jamais les murs qui m'abritaient n'entendraient un son issu d'un sillon.


Cette décision fut inébranlable, contrairement à celui qui l'a pris. Pendant plus de 20 ans.
Le retour en force du support, depuis longtemps mis en valeur dans le magasin même où je travaillais, me faisait sourire. Je ne me ferai pas prendre comme tous ces dandys de la nostalgie, ces snobs du son rond, ces craqués du craquement, ces bobos idolâtres du plaisir à deux faces, ces possédés de la pochette.
Ha ha. Les gars, vous avez en face de vous un pro sur qui les effets de modes, si durables soient-ils, n'ont pas de prise. Certaines phases, dans la vie, opèrent comme la roue crantée d'un engrenage: aucun retour en arrière n'est possible.


Le truc rassérénant, avec l'âge, c'est qu'on avance pas seul sur le chemin.
Si bien que le jeune nourrisson sur qui je versais de chaudes larmes un matin d'octobre finit par passer la porte de la maison un soir de décembre, muni de trois attributs étonnants pour un si jeune être: une barbe qu'il cultivait avec amour, un appartement et le contrat de travail qui lui permettait d'en jouir de manière indépendante et légale, et un cadeau d'anniversaire redoutable dont les effets n'ont cessé depuis de propager leurs ondes venimeuses sur mon esprit à nouveau malade.


Une platine vinyle.
Et deux albums qui allaient avec: un Who et un Zappa.
La sale bête. On croit mettre au monde de jeunes chiots joueurs et aimables. On cesse de les nourrir, on leur tourne le dos et ils vous chopent le mollet avec une force insoupçonnable.
Bien évidemment, la morsure n'a eu aucune peine à se transformer en gangrène, et me voilà désormais transformé en un de ces zombies qui me faisaient encore défaillir de ricanements il y a quelques semaines, à errer au travers des rayons physiques et numériques pour tenter de dégotter une ou deux pépites possédées par ailleurs depuis longtemps sous forme AAD.
Oui, j'ai honte.


En fait, cette courte introduction (en gros, tout ce que vous venez de lire jusqu'ici) pour vous dire ceci:
le vinyle, si on fait le (33) tour du sujet: ce n'est pas le son, supposément plus rond ou plus chaud. Ce ne sont pas les craquements ou le retournement, ni même tout à fait les pochettes (même si… enfin, oui quand même).


Le vinyle, c'est un rituel.
Ce sont les gestes qui te permettent de sortir la galette (des rois) de sa pochette papier, la poser sur la platine, le coup de brosse amoureux avant que le diamant ne se pose, et le son caractéristique de ce dernier. Finalement, même le changement de face y fait. On est plus concentré sur une écoute d'album quand on en marque la mi-temps.


Et puis au bout de tout ça, l'émerveillement du petit dernier (9 ans, pas encore de barbe, d'appartement et de cadeau toxique):


-- Mais tu veux dire que quand tu changes de côté, c'est quelque chose de totalement différent ?
-- Ben oui. C'est la suite, en fait.
-- mais c'est génial ! C'est comme si t'avais deux CD sur le même... euh, disque !?
-- oui, enfin, non. C'est le contraire, en fait. Viens, je vais te montrer.


(Space Art fut le deuxième disque que je devais posséder dans ma jeune vie. Le premier est déjà évoqué par ailleurs)

guyness
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le 19 janv. 2017

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guyness

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