J'arrive déjà à ma cinquantième critique, seulement trois mois après mon installation dans cette forteresse en ruines construite au temps de la gloire de Melniboné (oui, ça remonte à très loin) d'où j'ai commencé à parler de trucs généralement de niches, voire complètement underground ou bizarroïdes. Non seulement pour ne pas rester passif face à une oeuvre, mais aussi juste parce qu'elles me tenaient à coeur et que je voulais aider à les faire connaître : je doute par exemple que Depressive Silence soit autant écouté que Coldplay, ou que Elric soit aussi connu en France que insérer-n'importe quel bouquin de Guillaume Musso.


Ces contrées lointaines furent également l'occasion pour moi de rencontrer un paquet d'individus intéressants et d'échanger avec eux, discussions qui réchauffèrent mon âme solitaire, plus amoureuse des promenades dans les forêts au clair de lune que du visionnage sur le petit écran de programmes en majorité profondément abêtissants (maintenant vous savez pourquoi j'ai jamais eu la téloche).


Assez palabré et rentrons dans le lard du sujet. Pour marquer le coup, il me faut parler d'un artiste que j'apprécie particulièrement issu d'un genre auquel je voue un amour sans bornes.
Parlons d'Erang.
Mais d'abord, un peu d'histoire, histoire de montrer son importance au sein de la scène Dungeon Synth.


Ce genre amoureux des synthés et des mondes issus de l’imagination était entré en hibernation à partir du début des années 2000, même s’il y a eu quelques skeuds du genre sortis par-ci par-là durant cette décennie. Ce n'est qu'à partir de fin 2011 que son repos sépulcral au fin fond de sa crypte est dérangé par d’imprudents aventuriers de l’internet, et qu’il obtient le nom qu’on lui connaît aujourd’hui, grâce à Andrew, administrateur de Dungeon Synth Blog, individu particulièrement apprécié par la communauté. Lentement, mais sûrement, il remue les doigts et se lève de son caveau, et Erang est l’un des premiers artistes du genre à lui montrer la voie pour sortir à nouveau grand jour.
Il avait commencé début 2012 avec Tome I, en composant sa musique dans son coin, vu qu’à l’époque il n’y avait qu’une dizaine d’artistes de DS sur Bandcamp (alors que maintenant presque tous les auteurs de DS postent leurs skeuds sur le site), s’imaginant qu’il était un peu tout seul jusqu’à ce qu’il trouve le Dungeon Synth Blog, à l’époque le seul site dédié au genre, et aide au Revival du genre, inspirant au passage bon nombre d'artistes du genre.
À partir de là, c’est toute une discographie aussi diverse que prolifique que le gaillard produit, mais surtout une discographie excellente et cohérente.


Erang, inspiré par moult et moult et moult films fantasiesques de son enfance, comme Willow ou Conan, vieux RPG comme Final Fantasy ou Secret of Mana, groupes comme Summoning, Burzum, Lord Lovidicus et Mortiis, JdR papier comme Stormbringer et Middle-Earth Role Playing Game, et bien sûr d’auteurs comme Tolkien, mais aussi de personnes et d’endroits de son passé, crée une musique très intime et mélancolique lui permettant de faire vivre son Pays des Cinq Saisons (ou Land of the Five Seasons), contrée de ténèbres éclairées dont les montagnes, les plaines et les lacs pulsent d’une nostalgie d’un temps qui ne sera plus jamais, peuplée d’individus comme le Tyran Ivre (ou Drunken Tyran), traumatisé par son parricide involontaire, le Géant de Pierre (ou Stone Giant), dernier représentant de son espèce, dont la solitude est infinie, la Forêt d’émeraude, où ni les tempêtes ni les orages ne s’abattent, ou encore ce vieillard fou, reclus au sommet d’une tour gigantesque et gardé en permanence par plusieurs dragons. Et bien sûr lui-même, Erang, observateur intangible errant à travers le Pays des Cinq Saisons et portant un masque en forme de crâne, rappel du temps qui passe et finit par tout emporter, tôt ou tard.


Chacun de ses albums lui permet de faire explorer une nouvelle facette de cet univers auquel il consacre également des poèmes et des dessins (d'ailleurs disponibles sur son site), dont la sincérité, l'amateurisme et la puissance d'évocation qui s'en dégagent le rapprochent beaucoup de l'Art Naïf, à l'instar du Douanier Rousseau ou du Facteur Cheval.


La discographie du bonhomme, constituée de près d'une vingtaine de skeuds, est aussi riche qu'hétéroclite. Erang débute dans une veine Dungeon Synth old-school au son un peu saturé avec Tome I, II, III et IV. On y retrouve déjà les caractéristiques de son style : mélancolie, beauté sombre, sens de l'émerveillement et grande force d'évocation. Qualités synthétisées dans le premier morceau : Another World, Another Time. Rarement le nom d'une chanson aura si bien collé à son ambiance, son atmosphère, et aux images qu'elle évoque.


Il va ensuite évoluer dans son style, améliorant la qualité sonore, complexifiant la composition et les arrangements de ses morceaux, diversifiant son instrumentation, et allant même parfois dans d'autres styles dans certains morceaux comme All the Beauty we've lost, qui tient du Black Metal atmosphérique épique, ou albums comme Anti-Future et Song of Scars, skeuds de Synthwave explorant un futur Cyberpunk alternatif du Pays des Cinq Saisons.


Et cette maturité dans son style trouve pour moi sa quintessence dans King of Nothing, Slave to No One, synthèse de son talent. Déjà, il y a cette pochette, ce dragon ailes déployées survolant une plaine magnifique, avec une montagne au loin. Instantané qui ne nous laisse voir qu'une parcelle de ce monde, mais se révèle bien suffisant pour libérer les portes de notre imagination, les pochettes de Dungeon Synth étant souvent celles qui ont la plus grande puissance évocatrice, chose plus qu'idéale pour rentrer dans une musique aussi atmosphérique. Le son est tout à fait impeccable, aidant l'afficionado des donjons à apprécier pleinement la musique d'Erang.


Et quelle musique, mes gaillards, puisqu'on a affaire à un album complexe et éclectique, issu d'un artiste qui a passé auparavant au moins 5 ans de sa vie à faire des albums, et a décidé de voir en grand ici, apportant de la fraîcheur dans un genre aussi codifié que le Dungeon Synth . Riche déjà dans ses compositions : dans le morceau King of Nothing (carrément un de mes morceaux favoris du DS), par exemple, Erang commence avec une mélodie avec les classiques nappes graves au synthé, il change ensuite sur une mélodie plus complexe, puis revient à la première, mais cette fois-ci avec de la guitare accoustique, avec en fond le chant des mouettes et le ressac des vagues.


Ce changement de mélodies ou d'instrumentation (grosso merdo, les instruments utilisés), se retrouve tout au long de l'album, lui apportant énormément de relief et de diversité. C'est d'autant plus vrai dans la variété de l'instrumentation, bien sûr, il y a les classiques nappes au synthé et la guitare accoustique, mais aussi de l'orgue, des samples vocaux, ou des sons au synthé cristallins, apportant ainsi à chaque titre du skeud son identité mais aussi son atmosphère propre : la mélancolie et la nostalgie prédominent certes dans l'album, mais certains morceaux comme King of Nothing ou True Alchemy Never Dies se teintent aussi d'une certaine majesté et de pas mal de lyrisme, Day of the Troll offre quant à lui un ton plus léger et guilleret que les autres morceaux. C'est franchement impressionnant quand on sait qu'Erang travaille généralement avec des synthés et des logiciels datant du tout début de ce millénaire. Il s'est clairement inspiré du travail de Nobuo Uematsu sur les OST des vieux Final Fantasy, en faisant lui aussi du beau et du complexe à partir de moyens minimalistes. C'est réussi.


Sans doute son meilleur skeud, qui nous aide à porter sur le monde un regard nouveau, car la Fantasy n'est pas et n'a jamais été évasion de la réalité, elle est ce qui permet son réenchantement, de porter sur elle un regard neuf libéré du voile de la banalité et de l'utilitarisme à outrance promu par nos sociétés consuméristes. "J'aime le réalisme, mais mon réalisme à moi", disait Jean Cocteau à propos du Testament d'Orphée.


Mais l'univers mélancolique (pour ne pas dire proustien) d'Erang nous apprend aussi à chérir ces personnes et ces lieux issus de notre passé et que nous ne reverrons plus jamais, et à transformer ce regret du temps passé en énergie positive.


La discographie d'Erang est en grande partie disponible sur sa chaîne Youtube, et dans son intégralité sur son compte Bandcamp, où il y a aussi une interview très intéressante de l'artiste, qui m'a pas mal aidé dans la rédaction de cette critique.


                  "Don't cry because It's gone, smile because It happened."
Dr Seuss.
"We all have a secret inner kingdom, deep down in our heart and our own past. What I try to achieve with my music is to re-reconnect people with those memories."
Erang.

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le 29 déc. 2019

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