Hot Paradox
8.1
Hot Paradox

Album de Martin Dupont (1987)

Hot Paradox : le plus exquis des albums français méconnus

Le problème du "rock" français


Personnellement, j'ai toujours trouvé que la France avait des goûts de chiotte en matière de musique. Même si parfois, on tombe sur des illuminés, la plupart des gens se contentent d'écouter la soupe commerciale diffusée non-stop à la radio ou sur tous les médias. Ce constat, qui vaut encore pour aujourd'hui malgré la facilité d'écouter de nouvelles choses via internet, vaut également pour l'intégralité du 20ème siècle. Et si ce constat s'applique aux auditeurs, c'est aussi vrai pour les artistes et les groupes français. C'est John Lennon qui résume le mieux les choses dés les années 1960 : "le rock français, c'est comme le vin anglais". Autant vous dire que ça met les choses à l'heure.


Si on reste sur la surface, on peut en effet donner quelques contre exemples "populaires" comme Téléphone et Indochine, qui pouvaient parfois, dans de rares fulgurances, livrer une musique relativement intéressante, mais qui dans l'ensemble casse quand même pas trois pattes à un canard. En fait, si on veut vraiment se rendre compte à quel point la France est riche de groupes intéressants de nos jours, pas le choix, il va falloir s'armer d'une bonne connexion internet et de patience. Avec le succès de certains labels indépendant comme Born Bad Records (qui ont déjà réédité nombre de productions françaises "oubliées" des années 1970/80), c'est désormais assez simple de découvrir des artistes français qui produisaient une musique intéressante et souvent très éloignée des carcans du Top 50, confortable et lucratif (et par conséquent souvent éloigné d'une démarche artistique).


Mais comme bien souvent, ces artistes ont également trop souvent été oubliés par le temps. Demeure quelques génies qui ont parfois su percer la frontière, comme Bashung, Daniel Darc, Lizzy Mercier Descloux ou bien sûr Gainsbourg, qui ont su traverser les époques avec grâce sans jamais vraiment renoncer à leur étoffe artistique. Malheureusement pour le XXIème siècle, la plupart de ces génies sont morts.


Alors, que reste t-il des génies musicaux du XXème siècle dans les années 2020 ? Et bien quelques-uns, à vrai dire. Penchons nous donc, si vous le voulez bien, sur le cas Martin Dupont. Si vous lisez ce papier, c'est que vous avez certainement dû en entendre parler dans la presse récemment, ou alors, comme moi, vous êtes tombés par hasard et certainement par erreur sur l'un de leurs morceaux, au bon vouloir des algorithmes qui font la loi sur youtube et autres sites de streaming.


Pastis électronique


Fondé à Marseille au début des années 1980 par un certain Alain Séghir, Martin Dupont est un groupe français de musique électronique aux accents new wave, cold wave, parfois même jazz ou psychédéliques. Alain s'entoure de deux femmes dans les premières années, Catherine Loy, sa copine de l'époque, et Brigitte Balian, une chanteuse. Il programme quelques synthétiseurs bon marché (un Korg MS20, principalement) et produit de la musique électronique assez rugueuse mais pas dénuée d'une certaine poésie. Alain Séghir le résume ainsi :


Quand j’ai commencé Martin Dupont, je n’avais pas le projet de devenir un groupe et d’être reconnu, j’avais juste besoin de drainer mes émotions dans la musique. Je n’avais donc pas du tout l’idée de monter un groupe avec des rôles définis.

En 1984, âgée de 19 ans, une certaine Beverly Jane Crew émigre de sa Grande-Bretagne natale et se retrouve à Marseille. Elle fait rapidement la rencontre d'Alain, qui lui propose de rejoindre le groupe. Cette dernière apporte sa clarinette et ses chœurs. Visiblement assez proches, les deux musiciens entament une liaison, ce qui déplaît forcément à Catherine Loy qui quitte Martin Dupont. Il n'empêche, c'est l'arrivée de Beverly qui va réellement donner une âme nouvelle à la musique du groupe.


Avant son arrivée, Martin Dupont vient tout juste de sortir son premier album chez Facteurs d'Ambiance, soit Just Because, un disque aux arrangements très minimalistes mais également assez efficaces. Le groupe acquiert ensuite du matériel nouveau, notamment les synthétiseurs Jupiter 6 et 8 de Roland, un PPG Wave (synthétiseur semi-numérique cher au Depeche Mode des débuts) mais également un sampler Prophet 2000 et surtout un Yamaha DX-7 sur lequel Alain va bricoler toute une banque de son qu'il va commercialiser plus tard. Ça donne également une idée du degré de passion du principal intéressé. Dans la foulée, Martin Dupont produit un petit album six titres nommé Sleep Is Luxury qui garde encore la rudesse du premier opus mais dans des arrangements plus fournis et plus travaillés. En fait, pour Alain Séghir, sortir sa musique est un processus assez logique. Dans le même temps, il poursuit également des études de médecine parce que ses parents l'y poussent. Il résume :


Je composais quand j'étais étudiant en médecine, et j'étais en fin de cursus au moment du dernier album, et pour moi, faisant une spécialité chirurgicale, il s'agissait d'être au top, j'avais vraiment envie d'être au top.

Il faudra donc attendre 1987 (et la fin du cursus étudiant d'Alain) pour que Martin Dupont finalise et sorte ce qui reste selon moi un chef d’œuvre, j'ai nommé Hot Paradox.


Pleines Lunes, Bouches Pleines et Mur de Berlin


Toujours publié chez Facteurs d'Ambiance, l'album n'est originellement disponible qu'en vinyle. Orné comme d'habitude par une magnifique pochette signée par le peintre Yves Cheynet, le groupe sort donc dix titres d'une exquise composition.

Hot Paradox commence en "douceur" sur "Full Moon And Mouths", sa rythmique chaloupée, ses nappes de synthés et sa mélodie inratable jouée au PPG Wave. On remarque déjà la précision implacable de la programmation rythmique (impossible de dire de quelle boite à rythme il s'agit) et de l'immense production, remplie dans tout le panoramique sonore de petits sons, de bips, bleeps, de voix synthétiques. Bien sûr, on retrouve également la voix de ténor d'Alain Séghir et les chœurs majestueux de Brigitte et Beverly. Les textes, toujours aussi surréalistes, évoquent une nuit passée dans la nature sous hallucinogènes.


Avec son intro simple de cinq notes (trois sol en alternance sur l'octave, puis deux fa sur une octave), le morceau titre continue de nous plonger dans l'univers onirique du groupe. Cette fois, Alain laisse la place aux deux filles dont les voix content les aventures d'une jeune fille semblant découvrir sa sexualité, sans oublier la belle référence au Pastis. Notons également le soli de clarinette de Beverly qui permet au morceau de s'envoler dans des territoires sonores inconnus.


"My Analyst Assez" est un titre assez unique en son genre dans la discographie du groupe. Toujours construit sur des arrangements assez psychédéliques, c'est surtout dans la rythmique qu'on trouve une certaine fraîcheur, presque proto trip-hop, qui évoque cette fois quelque chose d'assez lascif et tropical. "Pressure", quatrième titre, revient à quelque chose de plus direct et plus dansant, enfin surtout dans l'arrangement, car côté texte, on aborde cette fois la folie et les maladies mentales. Les voix d'Alain et de Brigitte apparaissent en alternance en répétant les couplets, évoquant également une dualité de narration chez le "narrateur".


Dernier titre de la première face, "Berlin Wall" est un chef d’œuvre. Assez long (5 minutes 19 au compteur), le titre débute sur une séquence de synthé basse dédoublée et mixée des deux côtés du panoramique sonore, créant un effet de stéréo assez prenant lors de l'écoute au casque. Dépourvu de percussions soutenues, le titre est surtout porté par cette séquence, quelques nappes et effets sonores mais surtout la magnifique voix d'Alain et le saxophone de Beverly. La mélancolie et à son comble, et même si le Mur de Berlin devra encore attendre deux ans pour tomber, on ressent tout l'angst des musiciens vis-à-vis de la guerre froide.


La face B débute sur l'un des titres les plus up tempo de Hot Paradox, j'ai nommé "He Saw The Light", titre avec lequel j'ai découvert le groupe voilà déjà quelques années. Construit autour d'une rythmique soutenue, c'est sur ce morceau qu'on se rends compte à quel point les chœurs synthétiques des sampleurs de l'époque peuvent paraître très chaleureux une fois arrangés et mixés comme chez Martin Dupont. Un peu comme chez New Order, le groupe marseillais est très fort pour produire des morceaux à la fois dansants et doux-amers. On note également quelques samples de dialogues prononcés dans une langue étrangère (en arabe ?) qui donnent une couleur presque tribale ou mystique au titre. C'est encore plus vrai sur "Inside Out", le "tube" de cet album (si on considère que c'est le morceau qui compte le plus d'écoutes sur youtube). En effet, la mélodie principale est construite à partir de samples vocaux pitchés de manière à créer une ritournelle. Très dansant, le titre est également accompagné de la clarinette de Beverly.


L'ambiance du disque redescends un moment avec "I Never Tried" et ses samples de violons. Pour une raison étrange, les bleeps sonores qui parcourent le morceau m'évoquent également les techniques de production d'Eric Serra, qui faisait bien sûr les bandes sons des films de Luc Besson à la même époque. A croire que les artistes devaient certainement partager le même matériel... L'avant dernier titre, "Where To Find It" est cette fois un shot d'énergie que les amoureux de new beat belge devraient adorer. La rythmique est trafiquée avec un Harmonizer d'Eventide (un effet de pitch en temps réel que Bowie avait déjà expérimenté sur ses batteries dans l'album Low dix ans auparavant), créant la surprise et un effet globalement psychédélique sur l'ensemble du morceau.


L'album prends fin tranquillement sur "Like A Lion", un titre qui recycle l'arrangement d'un morceau à l'époque laissé de côté pour les sessions de Sleep Is A Luxury (et qui sortira bien des années plus tard sous le nom "Doron Doron"). Urgent et parfois un peu dissonant, "Like A Lion" achève Hot Paradox d'une manière assez chaotique par rapport à la douceur des premiers titres.


Il est clair à l'écoute de l'album que Martin Dupont, ou en tout cas Alain Séghir, qui était le principal compositeur des morceaux, étaient des génies en ce qui concerne la production et le mixage. A mon sens, aucun album français (voire international) des années 1980 ne sonne ainsi. Ce savant mélange de musique électronique, de cold wave, de world music et de jazz en fait un ovni particulièrement envoûtant.


Il y a quelque chose, une ambiance, dans ce Hot Paradox qui le rends vraiment unique. La production est à la fois certainement le fruit de son époque avec ces synthés qui sonnent 80, sans cependant tomber dans un versant trop kitsch ; et à la fois finalement assez intemporelle grâce à ce mélange des genres. Difficile de classer un tel album, certains lui voient un côté précurseurs des albums de Massive Attack ou de Tricky (ce qui n'est guère étonnant quand on sait que ce dernier sample l'intro du "Just Because" de Martin Dupont sur l'un de ses titres). Personnellement, j'y vois plutôt des artistes qui avaient l'envie de proposer quelque chose de novateur et d'artistique, ce qui justement va à l'encontre du postulat placé en introduction de cette chronique. D'ailleurs, le public français n'a pas vraiment suivi et le groupe est rapidement tombé dans l'oubli.


Concerts et Héritage


A l'époque, Martin Dupont ne tourne pas. Pas vraiment de promotion donc, pas de clips, pas vraiment d'interviews et très peu de concerts. Dans les mots d'Alain Séghir :


Il n'y a eu que cinq concerts, trois à Marseille, dont deux à l'Espace Julien, et deux à Montpellier. La première fois c'était en première partie des Lotus Eaters, qui était quand même un groupe anglais connu à l'époque, et la salle me semblait moins pleine, ce qui interpelle quand même. La dernière fois c'était dans le cadre d'un festival-événement et, pareil, la salle était nettement moins pleine. 

On trouve quelques extraits de concerts, dont un en 1984 et un autre en 1990, pile au moment ou Alain Séghir décide de vendre ses machines et devenir chirurgien à plein temps. Le groupe à fait son temps.


Avec l'arrivée d'internet dans les années 1990, ainsi que le partage de disques et le business des rééditions, le groupe marseillais devient légendaire. C'est Veronicka Vasicka, boss new yorkaise du label Minimal Wave qui finit par recontacter Alain au début des années 2020, d'abord histoire de remastériser et rééditer les trois albums, mais également histoire de relancer le projet. Pour les fans, il aura fallu attendre 2023 pour retrouver Martin Dupont sur scène, mais également sur disque : le groupe d'Alain Séghir sort Kintsugi, une sorte de compilation de neuf nouvelles versions de morceaux publiés sur les trois premiers albums. Entre temps, le groupe embrasse pleinement son statut de légende : tournée aux Etats-Unis, concerts en Espagne, au Portugal, à Berlin... Mais également à Marseille, Paris et Cherbourg, ou j'ai eu la chance de finalement voir le groupe en janvier 2024. J'en profite pour dire que si ils passent dans votre coin, foncez, ça vaut le coup.


Voila, donc, comment Martin Dupont est revenu sur le devant de la scène. Certainement encore méconnu aujourd'hui en France, le groupe séduit désormais toute une nouvelle génération grâce à internet et la passion d'illuminés comme Vasicka, prêts à traverser le monde pour vivre la musique. Voila un "hot paradox" qui est finalement un juste retour des choses. Et même si il n'aura jamais vraiment connu le succès, il reste encore à ce jour l'un des groupes de "rock" français des plus exquis, des plus mystérieux et des plus talentueux.

Blank_Frank
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le 2 févr. 2024

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