Je l'avoue, j'ai laissé tomber Mark Eitzel voilà pas mal d'années : j'ai trahi tous nos serments d'amitié éternelle, tout ce temps passé ensemble à écumer les bars de Frisco, à assommer à coup de tequila notre chagrin de ne pas assez être aimés. Ou de ne pas comprendre la folie du monde. Ou des deux, en fait. J'ai dû abandonner Mark à son éternelle déprime alcoolisée parce que j'avais l'impression qu'il m'entraînait avec lui vers le fond. Mark, c'était la pierre de trop autour de mon cou. Je me suis désintoxiqué de Mark, de sa musique, de ses mots : le monde redevenait vivable. Toujours aussi dégueulasse mais vivable. Et puis j'ai entendu dire qu'il avait failli y passer, ça arrive à pas mal de mecs de notre âge, surtout s'ils ont un peu trop "abusé", comme on dit. J'ai essayé de ne pas trop y prêter attention. Le Club Américain de Musique était bien loin, de toute façon, j'avais depuis longtemps égaré ma carte de membre, périmée. Et puis, par hasard, mon chemin a croisé le mois dernier celui de Mark. Il allait mieux, semble-t-il. Ça m'a fait plaisir. Il était toujours aussi triste, mais, après tout, on ne change jamais vraiment, non ? Il y a ce nouvel ami anglais dont l'influence est bénéfique, à ce que tout le monde dit : il l'a aidé à habiller sa vieille carcasse d'atours un peu plus seyants, ou tout au moins... plus présentables. A faire un peu moins peur. A être un peu moins noir, un peu moins invisible aussi. La voix de Mark, qui faisait si mal naguère, paraît presque belle, en 2017. Du coup, on fait sans doute moins gaffe à ses mots, ses putains de mots qui vous font si mal au creux de l'estomac, qui vous font la gorge sèche justement quand clignote pas très loin l'enseigne d'un bar. J'ai donc fini par accepter de passer quelque temps avec Mark, et très vite, j'ai retrouvé quelques vieilles habitudes que je pensais avoir perdues en chemin. J'ai versé quelques larmes, mais elles n'étaient pas trop amères. J'ai réussi à ne pas commander une deuxième bouteille. Je suis ressorti du bar content : j'arrivais encore à marcher droit. J'ai souhaité à Mark bonne chance, je n'étais pas ironique. Il avait à nouveau des projets. La vie semblait lui sourire, pour une fois. Frisco paraissait curieusement moins désert, moins lugubre aussi cet hiver. Oui, tout va mieux, je me suis dit, sans vraiment y croire. Sans y croire parce que, moi qui le connais, Mark, j'ai bien vu qu'il était toujours aussi seul. Et un peu plus vieux, aussi. Comme moi. [Critique écrite en 2017]

EricDebarnot
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le 26 févr. 2017

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Eric BBYoda

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