La Flûte Enchantée est une porte d'entrée, presque un rite initiatique pour tous les mélomanes qui s'ignorent et regardent la musique classique de loin, l'œil soupçonneux, conscients de n'aimer de ce genre musical que tel ou tel morceau de quelques minutes au plus. L'opéra leur paraît plus que tout autre un genre au mieux pompeux au pire inaccessible à leur culture. Mais cet opéra-ci est un péage, une frontière que l'on franchi aisément vers le bonheur de s'entendre fredonner de bon matin l'air de Papageno, le plaisir suprême étant d'entendre une enfant de six ans fredonner cet air à son tour lors d'un trajet en voiture.

La Flûte Enchantée est la pop-musique du classique, une fantaisie sucrée et colorée d'opéra qui contient toute l'extravagance, toute la démesure, tous les excès dont Mozart était capable. Tout ici n'est qu'énergie, bouillonnement de sentiments pluriels et contradictoires. Mozart a su mêler une incroyable légèreté merveilleusement contagieuse à des passages d'une intensité dramatique étonnante et lier le tout par des scènes solennelles dignes d'opéras de Verdi ou Wagner. Tout ici est richesse, joie de vivre et énergie, Mozart a su donner du rythme à son opéra comme le ferait aujourd'hui un metteur en scène de cinéma d'action. On alterne les scènes ressentir ennui ou pesanteur, persuadé que peu après on sera charmé par un personnage, un air, une apparition, chaque scène devenant une découverte, une aventure voluptueuse.

Le charme opère évidemment, car La Flûte Enchantée concentre certains des airs d'opéra les plus connus et universels. L'air dit « de la reine de la nuit », bien entendu irréel, inhumain et surnaturel, à la fois tour de magie et tour de force lorsque la voix se fait instrument de musique, nous laissant au bord des larmes, ensorcelés et esclaves subjugués par le mariage de la beauté pure et de la puissance. Il est des cantatrices pour dire que ce n'est pas tant la technique que la pression psychologique qui rend ce passage difficile, tant on sait que le public l'attend. D'autres airs mythiques se dissimulent dans cette participation, celui de Papageno l'oiseleur et ses cinq notes de flûte d'une enivrante légèreté et d'une énergie débordante, sa mélodie agrippe l'oreille pour ne plus la relâcher. Parmi tant d'autres il y a aussi « schnelle füße rascher mut » qui, poussé par des bulles de vibraphone, fini par s'envoler toujours vers de plus hauts sommets inconnus. Cet opéra est une boite de Pandore musicale, l'ouvrir c'est relâcher d'un coup les charmes de tous les opéras conjugués en un seul florilège de morceaux fabuleux.

Si Karajan avait choisi la précision et l'ampleur dans sa direction de l'œuvre, peut-être au détriment de l'enthousiasme que soulève normalement cet opéra (peut-être le vrai défaut de Karajan, le seul), Karl Böhm privilégie ic un rythme enlevé, énergique et rapide, faisant probablement hommage à l'esprit originel de la partition. Certaines scènes galopent à un rythme échevelé, renversant sur leur passage les préjugés éculés qui nous privent souvent d'une telle musique. Même si certaines notes perdent en précision (encore que...), le tempo leur donne du tranchant et de la vivacité.

La Flûte Enchantée est pour l'éternité une œuvre universelle qui transcende les époques, les cultures et les générations. Mozart est un magicien qui a su y distiller des notes qui tiennent du paranormal, tant l'effet inexplicable qu'elles peuvent avoir sur nous reste puissant des heures après une écoute. On se sent porté, transporté, on respire de grands airs, de grands espaces, on se sent plus grand, presque invincible, écouter cet opéra c'est toucher à l'immortel, c'est aller au-delà de l'humanité. Ouvrons nos oreilles, oublions qu'il s'agit d'un genre qui rebute et laissons chaque note agir telle qu'elle est : une puissante drogue euphorisante et comme toute drogue qui se respecte, l'accoutumance débute dès la première écoute.
Jambalaya
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le 2 avr. 2013

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