The Curse
7.2
The Curse

Série Paramount+ (2023)

Voir la série

Dans la fausse télé-réalité Nathan for You, le comique était calqué sur la raideur mentale absolue de l’animateur : plus il élaborait des stratégies marketing absurdes, plus il était obligé de déployer des plans délirants de sophistication pour en boucher toutes les failles. Cette angoisse vis-à-vis de l’imprévu, de la vie, se manifestait aussi dans une certaine raideur sociale lors de ses interactions avec les participants, donnant à chaque épisode ses petits moments de grand malaise. Désormais plongé dans une fiction avec The Curse, le personnage de Nathan Fielder suscite plus d’empathie : l’écriture, le portrait psychologique très fin, nous donnent accès à une certaine profondeur du personnage, ce qui restreint le potentiel comique (où l’empathie est souvent suspendue) mais redouble le malaise et l’angoisse (qu’il ressent et suscite à la fois). Plus volontiers confronté à des sociabilités forcément compliquées, il nous offre des sommets de malaise lorsqu’il est placé dans des situations où la sociabilité monte en intensité et où le corps, raide jusqu’au bout, n’arrive pas à suivre complètement : la scène de la grimace, celle où il avoue à son ami être la taupe du casino, et surtout, surtout, l’hallucinante scène de « réconciliation » avec sa femme. Cette série aura au minimum permis d’établir cette nouveauté esthétique : l’émergence d’un corps comique inédit, rigide et angoissé, grâce au passage de la « reality TV » à la fiction.


Mais l’inconfort général de la série ne se résume pas à la présence de Nathan Fielder. Elle est dans le rapport de force global (à la Ostlund) que pose la situation narrative de départ : la quasi-totalité des relations entre le couple et leur entourage (habitants, équipe technique, immigrés …) sont des relations de subordination sociale. Mais, cette subordination est constamment enrobée dans un écrin de prévenance, de politesse, voire d’excessive générosité de la part de nos deux tourtereaux bourgeois, (réellement) conscients de leur position de domination et des oppressions dont ils peuvent être les agents. Toutes les scènes qui en découlent sont ainsi porteuses d’une certaine gêne, comme s’il y avait quelque chose qui clochait dans cette bienveillance, une anormalité dont les mimiques de Whitney sont les symptômes. L’observation qu’on peut en tirer est la plus radicalement anti-bourgeoise qui soit : l’impossibilité de tout acte bon dans un tel rapport de force, observation assez incontestable dans la scène où le couple offre la maison au père de la petite fille. Ce qui rejoint une vieille idée anarchiste selon laquelle il n’est de bonté et de gaieté qu’entre égaux.


L’autre rapport de force dissymétrique de la série est évidemment celui entre Asher et sa femme. Dissymétrie en termes de valeur sur le marché de la séduction, bien entendu. Mais aussi en termes d’aisance sociale : la longueur des scènes et des séquences permet de les voir souvent avant et après qu’un tournage de séquence ne commence ou simplement passer d’une interaction sociale à une autre ou à un dialogue entre eux. Dans toutes ces scènes, on voit le visage d’Emma Stone s’ajuster en permanence à la pantomime sociale où elle se trouve, tandis que celui d’Asher est indéfectiblement le même. Elle est son contraire dans la monstruosité : là où il n’arrive pas sans difficulté à être autre chose que lui-même en toute circonstance, elle n’est jamais autre chose que le masque social qu’elle porte. C’est là aussi où réside l’ambigüité de ce personnage, c’est qu’elle évolue au gré des impératifs de sa situation de bourgeoise entrepreneuse d’elle-même : elle est sans doute sincèrement progressiste, mais son progressisme est immédiatement converti en capital symbolique (tout comme sa conversion au judaïsme de son mari) ; elle ne fait jamais rien de vraiment immoral, mais elle est constamment ramenée par les circonstances à son statut de dominante, fille d’entrepreneur véreux en immobilier. La cruauté sociologique de The Curse n’est pas autre chose que celle du monde social, où il est impossible pour un bourgeois d’être autre chose qu’un bourgeois.


Si on doit vraiment identifier un moteur narratif à ce récit plutôt nonchalant, c’est la névrose qui résulte de la conscience intériorisée par nos deux personnages de la réalité de ces rapports de force : elle essaie constamment de se racheter de qui elle est réellement, il essaie constamment d’être digne d’elle. Cette névrose se poursuit jusqu’à des endroits habituellement inexplorés, comme dans leur sexualité singulière. Dans cette dynamique, la place du personnage de Benny Safdie est peu claire : parfois il sert de fonction pour activer ce qui est latent (la brouille entre Asher et Whitney), fonction assumée et logique compte tenu de son métier, parfois il évolue dans sa trajectoire narrative parallèle avec ses moments parfois déroutants. Il est toutefois assez caractéristique de l’impression que nous laisse la série, de confusion face à cet objet de 10 heures forcément hybride narrativement et visuellement (on sent vaguement la patte des Safdie parfois), tellement disparate qu’il en devient troublant (surtout dans fin), mais dont on est sûr qu’il ne ressemble à rien d’autre dans la fiction audiovisuelle contemporaine.


Mr_Purple
7
Écrit par

Créée

le 17 févr. 2024

Critique lue 74 fois

1 j'aime

Mr Purple

Écrit par

Critique lue 74 fois

1

D'autres avis sur The Curse

The Curse
Negreanu
8

La chute de la maison d'Asher

Whitney (Emma Stone) et Asher (Nath Fielder) forment un jeune couple ambitieux qui mène un projet faramineux : vendre son show de téléréalité autour de son action (la vente de maisons...

le 28 janv. 2024

4 j'aime

The Curse
boulingrin87
8

La meilleure version d'eux-mêmes

On ne peut pas décrire The Curse, série toute de passionnantes contradictions, sans évoquer ses auteurs Nathan Fielder et Benny Safdie, si proches et si différents à la fois. Le premier, sorte de...

le 11 avr. 2024

2 j'aime

7

The Curse
angervillais33
3

Que dire...

Au départ une idée originale, malédiction et satyre de la télé réalité. Mais après que de longueur, des dialogues a n'en plus finir et parfois un épisode qui relance la série. Et je ne parle pas de...

le 21 janv. 2024

2 j'aime

Du même critique

La Favorite
Mr_Purple
4

24 fois l’esbroufe par seconde

La comédie subversive et impertinente est en soldes en ce moment, vu que Lanthimos s'y colle pour votre plus grand plaisir: 2 heures d'irrévérence interrompue pour le prix d'un massage turc. Au menu...

le 9 févr. 2019

45 j'aime

11

Les Olympiades
Mr_Purple
4

La nouvelle "qualité française"

Tous les experts de l'expertise s’accordent à le dire : le cinéma va mal. Désormais sérieusement bousculé par les plateformes de streaming et les séries, colonisé de l’intérieur par les inévitables...

le 9 nov. 2021

36 j'aime

13

L'Innocent
Mr_Purple
5

Le charme anecdotique de la bourgeoisie

Il est finalement assez révélateur que la première scène du film soit un faux-semblant. La violence toute relative de la première phrase prononcée par Rochedy Zem semble bien trop grave ou trop...

le 15 oct. 2022

35 j'aime

8