Il y a d'abord ce Chicago du pauvre, crasseux et cafardeux, qui semble se dérober à toute dignité, fût-elle la plus élémentaire. Il y a ensuite cette famille dysfonctionnelle, vivotant dans l'indigence, sous l'autorité d'une grande soeur écrasée par les épreuves et les responsabilités. Il y a enfin Frank, père de famille démissionnaire et honni, alcoolique notoire doublé d'un salopard de la pire espèce. Développé par les scénaristes Paul Abbott et John Wells, Shameless US pourrait se réclamer de la tragicomédie en ce sens qu'il badine à la fois avec le drame et l'absurde, sans autre prétention que celle de narrer les innombrables déboires de plusieurs générations de Gallagher, plèbe catholique d'origine irlandaise, fidèle aux espaces insalubres comme aux taches de vomissures.


Showtime avait déjà fait une première incursion dans les milieux populaires d'origine irlandaise avec l'indispensable Brotherhood, où la politique et la criminalité étaient appelées à faire couple presque malgré elles, sous l'égide de deux frères aux trajectoires opposées. Mais le ton de Shameless US est autre : plus choral, plus bigarré aussi, avec des enjeux aussi variés que l'addiction, la pauvreté, la sexualité, l'identité, la maladie ou la criminalité, le tout sur fond de transition permanente – civile, sociale ou générationnelle. Les enfants Gallagher, aussi tenaces que les croûtes mal soignées de Frank, affrontent tour à tour le froid, la faim, les troubles psychiques ou les grossesses plus ou moins désirées, tout en faisant front aux pires emmerdes, qu'elles relèvent de services sociaux sourcilleux ou d'une justice peu accommodante.


Si les trames narratives se démultiplient, il en va de même pour les protagonistes. La tirade acrimonieuse de Frank lors du mariage de Fiona (saison 6) ne suffit même pas à rendre compte de l'inépuisable vivier. Il fustige Lip, l'intello alcoolique, Ian, l'homo bipolaire, Fiona, la mère de substitution aux choix douteux, Debbie, l'adolescente-maman, et Carl, le jeune délinquant qui se rêve afro-américain, mais il oublie tous ceux qui peuplent Shameless dans l'ombre des Gallagher : Veronica et Kevin, tenanciers de bar formant un ménage à trois avec une prostituée russe sans-papiers ; Mickey, piètre maquereau et homosexuel longtemps refoulé ; Sheila, agoraphobe aux nombreuses déviances sexuelles, et sa fille Karen, dont les moeurs ont toujours été très légères ; Sammi, la fille cachée sordide et névrosée ; ou le dual Steve/Jimmy, ancien compagnon de Fiona aussi mystérieux que mythomane.


Bien qu'il lui arrive de côtoyer l'outrance, la caractérisation des personnages sert ingénieusement le contre-récit patiemment construit : le « rêve américain » se vit dans Shameless à coups d'aides sociales usurpées, de bordel miteux géré au-dessus d'un bar, de fraude à l'assurance ou à l'immigration, de vol de drogue ou de voitures, de mensonges éhontés, de trahisons familiales et de manoeuvres sournoises. La désillusion sillonne le show comme un serpent de mer : c'est le dénominateur commun, le mètre étalon, la mesure de toute chose. Les arches s'agencent, les intrigues se poursuivent, mais l'horizon des losers et des miséreux ne s'éclaircit jamais. Il reste sombre comme la tombe.


Parfois redondant dans ses prétentions de cauchemar inexpiable, Shameless US reste néanmoins chimiquement pur et bigrement addictif. Il se renouvelle progressivement, par le temps – Carl et Debbie affrontent à leur tour des épreuves motrices – et par l'espace – Lip s'exile à la fac, Fiona trouve du travail, Ian déserte quelque temps, Frank continue de jouer les baroudeurs. Enfin, l'évocation du show n'aurait été complète sans mentionner sa sincérité, qui doit beaucoup aux comédiens (William H. Macy, Emmy Rossum, Jeremy Allen White...), et la qualité remarquable de ses dialogues, souvent lucides et percutants, quand ils ne sont pas simplement trempés dans le cyanure.

Cultural_Mind
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le 19 févr. 2017

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