En 1973, Ingmar Bergman effectue en 6 épisodes à mi-chemin entre le théâtre filmé et le

cinéma¹, une plongée fictive dans l’intimité d’un couple marié (Marianne et Johan) apparemment uni. Ces deux-là disent s’aimer et ont fondé, avec leurs deux enfants dont on ne verra la frimousse que durant les premières secondes du récit, une famille à l’apparence heureuse. Issus de milieux bourgeois, leur métier respectif (avocate et maître de conférences) contribue à les mettre définitivement à l’abri du besoin. Ils bénéficient donc d’un statut social privilégié qui, s’il ne constitue pas un gage absolu de sérénité, leur permet tout de même de se soustraire à une charge mentale pesante. (L’argent ne fait certes pas forcément le bonheur, mais il est toutefois plus confortable de ne pas se préoccuper de son acquisition.) Tous ces élément réunis contribuent à faire d’eux un modèle d’union que jalouse leur entourage. La preuve en est le dîner plus que tendu où des amis raillent leur bonheur présumé en n’omettant pas d’afficher le dégoût que leur inspire la présence rapprochée de leur conjoint. A ce moment, Marianne et Johan deviennent les témoins passifs d’une tempête qui ne semble toutefois pas les concerner. Pourtant, lors de la scène d’introduction qui les confrontait aux questions d’une journaliste sur le sens donné à l’amour (entre autre), certaines remarques glissées dans les parties off de l’interview semblaient déjà suggérer que les choses n’étaient pas aussi simples qu’elles en avaient l’air. Et c’est après s’être immiscé dans le quotidien de ces êtres apparemment sans histoire que la tempête entre-aperçue précédemment finit par éclater ! Johan rentre chez lui et annonce à son épouse qu’il entretient une relation avec sa jeune secrétaire. Son projet : prendre sa valise et partir au lever du jour en voyage d’affaires à l’étranger durant 6 mois… avec sa maîtresse. Quitte à laisser subitement en plan femme et enfants. Dès lors, le vernis policé de leur relation se fissure brutalement, laissant du même coup échapper moult rancœurs et non-dits. Violences verbales, psychologiques et physiques les accompagneront frappant du même coup leur destinataire ainsi que le spectateur.


En disséquant ainsi le rapport homme/femme dans une Suède qui lui est contemporaine, Bergman dresse un portrait sidérant de la relation amoureuse et prouve, s’il en est besoin, que « de l’amour à la haine il n’y a qu’un pas »². De fait, il réussit à filmer l’ambivalence des sentiments avec une âpreté que la sobriété de la mise en scène renforce. En effet, que les échanges entre les deux acteurs se déroulent dans des lieux au décor minimaliste et à la froide blancheur n’est clairement pas un hasard. Toute l’attention du spectateur se reporte sur eux et la caméra n’est là que pour nous restituer les multiples émotions qui les traversent. Et en cela, les interprétations de Erland Josephson et Liv Ullmann, tous deux brillants, rendent palpables les doutes et les souffrances que leurs personnages traversent. Cependant, il est difficile de ne pas mentionner la performance exceptionnelle de celle qui fut l’égérie et la femme du réalisateur suédois tant elle parvient, au travers d’une incroyable expressivité de visage et d’un jeu de main absolument époustouflant, à transmettre la douleur à l'état brut. Comment ne pas avoir mal soi-même quand la réalité énoncée devant elle par son mari lui laisse échapper un « oh! » étouffé ? Assise sur le lit conjugal, elle enserre encore plus fortement ses jambes repliées contre sa poitrine tandis que le cadre se projette soudainement sur son visage devenu hagard. Comme privée de l’air qui la maintenait jusque là en vie, Marianne entre-ouvre la bouche. Ses yeux scrutent le plafond tandis que son corps entame un compulsif mouvement de balancier. Physiquement, la scène est d’autant plus violente que la logorrhée se poursuit. Mais Marianne, vaincue, rend les armes. Son regard se perd au loin, elle ne bouge plus, sonnée par les coups reçus. Bouleversant...


A la lecture du paragraphe précédent, on pourrait penser que se faire le témoin de ce terrible spectacle relèverait du masochisme à tendance voyeuriste. Mais très vite, on est saisi par la pertinence et la force des propos des deux protagonistes. Ils nous renvoient, c’est évident, à notre vision de l’amour et de la fidélité. Mais chacun pourra également y piocher des éléments faisant écho à sa propre expérience de vie. Il est par exemple étonnant de constater comment le sentiment de culpabilité pousse celui qui l’éprouve à tenter de s’en affranchir, quitte à devenir encore plus odieux envers la personne qu’il fait souffrir. Mais quoi qu’il en soit, on se demande aussi comment on se comporterait dans de telles situations. Et comme il est fort probable que l’on n'en sache rien avant d’y être soi-même confronté, il paraît bien inconfortable de juger leurs réactions. D'autant plus que, comme ils le constatent tous deux, la solitude toxique dans laquelle leur conflit intime les a enfermés ne leur permet pas quand ils se revoient de développer leurs états d'âme sereinement et calmement. Ils déversent leur amertume sans filtre ni retenue. Alors, à la fin de la chaque épisode, le désir est réel de connaître l’état dans lequel on va les retrouver et ce qui a pu advenir d’eux durant le laps de temps où on les a laissés. Et plus le récit avance, plus on réalise que leurs personnages ne se limitent pas simplement à des êtres destinés à résoudre leurs problèmes de couple. Ils incarnent également deux visions complexes du monde parfaitement bien décrites et psychologiquement très fines.


Maintenant, en dehors de cette description suffocante d’une union en déliquescence, Bergman porte également un regard très critique sur la société de son pays et de son époque. Pour lui, il semble clair que le poids de la religion, de l’éducation protestante qui en découle et des injonctions morales qu’elle génère amènent l’individu à vivre ses relations amoureuses d’une manière qui ne participe pas forcément à leur épanouissement. Ces différents biais nous conditionnent dès le plus jeune âge sans qu’il ait été possible d’en questionner leur pertinence. Ils participent alors à rendre uniformes les liens que l’on entretient avec la personne aimée : se marier, fonder une famille, avoir un travail intéressant et rendre visite à ses parents le dimanche. Mais lorsque par hasard, nos envies profondes et nos projections d’avenir prennent une tournure inattendue, c’est tout le rapport au monde et à soi-même qui vacille. Trop tard pour que l’autre n’en subisse pas les conséquences. Et sans aucune garantie que cela aboutisse à une vie plus heureuse que celle dont on a voulu s’extirper.


Cependant, regarder « Scènes de la vie conjugale » en 2022 apporte son lot de frustrations. En effet, la société occidentale actuelle ne ressemble plus exactement à celle de la Suède dans les années 70. Les problématiques de l’époque paraissent en partie éloignées de celles de notre quotidien. Par ailleurs, notre regard sur les relations hommes/femmes a évolué, ce qui fait que notre empathie pour les personnages s’en trouve déséquilibrée. En effet, les discours de Johan envers les femmes font légèrement froid dans le dos. Le fait qu’il abandonne ses enfants sans chercher à créer du lien ne plaide non plus en sa faveur. Et dès les premières scènes, il fait preuve d'une arrogance qui le rend désagréable même si celle-ci ne demande qu'à voler en éclat au fur et à mesure du récit. Bref, pendant longtemps, il nous apparaît insupportable et on en veut même à Marianne d’être aussi bienveillante à son égard. On voit qu’il souffre. On comprend qu’elle puisse l’aimer. Mais il reste jusqu’au bout le méchant d’une histoire qui ne se voulait sûrement pas partisane. Alors, oui, malgré la puissance de ses acteurs, la force de ses dialogues et les émotions que cette série génère, "Scènes de la vie conjugale" avait peut-être besoin d’une petite cure de jouvence...


Disponible sur Arte


Film recommandé sur le même sujet : « Qui a peur de Virginia Woolf ? », tiré de la pièce de théâtre du même nom. Porté à l’écran par Mike Nichols en 1967 et interprété par Elizabeth Taylor et Richard Burton, couple à la ville comme à la scène. La légende dit que ce film aurait scellé la fin de leur idylle destructrice. Ça décoiffe !


Pièce de théâtre mise en scène au cinéma : « Pour un oui ou pour un non » de Nathalie Sarraute, porté à l’écran par Jacques Doillon et interprété par Jean-Louis Trintignant et André Dussolier. Le duel psychologique entre deux amis d’enfance qui se sont éloignés et cherchent à en comprendre les raisons. Passionnant !


1 : Bergman en a ensuite tiré un film, sorte de version abrégée de la série originelle.


2 : citation tirée du titre du Klub des Loosers, « de l’amour à la haine ». Album : Vive la vie

Cette chronique et tant d'autres sont à retrouver sur ce lien https://seriephiledudimanche.jimdofree.com/


vosarno
9
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le 4 sept. 2022

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