Kiffe ta race
7.6
Kiffe ta race

Émission Web Binge Audio (2018)

Dépolitisation sous couvert de complicité sororale

Un petit commentaire sur le podcast Kiffe ta race, animé par Grace Ly et Rokhaya Diallo, et dont j'ai écouté quatre épisodes.


Globalement, je trouve le format assez agaçant, parce que le côté "ça papote, ça rigole", a un effet finalement assez dépolitisant. Je comprends bien l'idée, je comprends bien que ça peut AUSSI être politique de vouloir instaurer une ambiance cordialre, décontractée, amicale... sororale, mais en même temps cela va souvent avec une manière assez désinvolte de traiter des questions brûlantes.


Premier exemple : l'émission "Être juive en France". L'invitée est une femme juive originaire de Tunisie, qui à un moment explique que le conflit israélo-palestinien occupe beaucoup trop de place dans nos imaginaires politiques, que c'est irrationnel de prêter autant d'attention à ce conflit-là plutôt qu'à d'autres, et qu'il y a quelque chose de toxique dans le fait de mettre tellement en exergue le seul conflit au monde susceptible de nourrir le cliché raciste de la haine naturelle, atavique et immémoriale entre juifs et arabes. Bon. On en pense ce qu'on veut, on peut être d'accord ou non, mais je trouve ça significatif que ni Diallo ni Ly n'aient rebondi là-dessus, alors que clairement c'est une position clivante à gauche et à l'extrême gauche. Mais non, le but n'est pas de débattre, juste d'empiler des témoignages et des points de vue non conflictuels entre gens "concernés" dont on présuppose donc qu'ils sont forcément d'accord sur tout, et tout ça dans une bonne humeur émolliente.


Deuxième exemple : l'émission sur l'appropriation culturelle. Le sujet m'intéressait beaucoup, mais là encore je suis resté sur ma faim : pendant 40 minutes on a empilé des exemples sur lesquels Diallo, Ly et leur invitée étaient globalement d'accord : et les dreadlocks, et le wax, et les sushis, et les oeuvres d'art africaines dans les musées, et Exhibit B... On arrivait, en se concentrant, à dégager quelques éléments de définition de l'appropriation culturelle, mais il fallait vraiment le vouloir, parce que ce ne sont pas les trois personnes en plateau qui auraient fait le boulot. Il était plus urgent, apparemment, d'expliquer "ce que l'appropriation culturelle n'est pas" et de le faire sur un ton narquois et un peu méprisant, instrument d'une connivence qui autorise à tenir pour acquis ce qu'il aurait convenu de démontrer. (De manière générale, la caricature est un moyen assez efficace et assez malhonnête de suggérer que les arguments adverses ne méritent même pas d'être considérés.) Sur la question de savoir comment on peut s'approprier des biens immatériels, sur la question aussi de savoir, donc, comment l'appropriation de biens matériels (les oeuvres d'art) peut faire série avec les autres exemples, etc., pas grand-chose à se mettre sous la dent. Par contre, qu'est-ce qu'on rigole bien.


Je crois comprendre que le but de ce podcast n'est justement pas de soulever des points problématiques et de faire réfléchir à des questions complexes, mais d'expliquer la vie aux gens, étant entendu que de toute façon deux ou trois femmes racisées et de bonne volonté qui discutent entre elles seront forcément d'accord, puisque elles sont concernées et qu'elles partagent partiellement les mêmes expériences. Je comprends, mais je trouve ça extrêmement dommage. Je pense qu'en arrière-plan il y a une conception à la fois naïve et toxique de la formation militante, conçue sur le mode adialectique de l'empilement et de l'accrétion de savoirs et d'expériences, comme une marche tranquille vers le vrai.


Eh puis bon, mes suggestions Youtube ont fait que j'ai écouté l'émission sur "les couleurs des sentiments" (qui parle en fait des couples racialement mixtes et non mixtes), et j'ai été agréablement surpris par l'invitée du jour, Fatima Aït Bounoua, qui intervient régulièrement dans les Grandes Gueules. C'est clairement elle, parmi les trois femmes au micro, qui combinait le plus finement l'approche psychologique et l'approche sociologique, qui proposait une conception intéressante des rapports entre déterminisme et liberté du choix (en envisageant la liberté, ou plutôt la libération, comme un processus plutôt que comme un état), en signalant les retournements dialectiques qui se jouent dans l'évolution des stéréotypes, en suggérant des interprétations psychologiques voire psychanalytiques de certains phénomènes. Significativement, ces stimulantes audaces de pensée ont bel et bien, pour une fois, donné lieu à des objections... qui faisaient brutalement redescendre le niveau de la discussion : Diallo ramène une distinction naïve, statique, entre "liberté" et "déterminisme" pour dire que non, non, en fait on n'est pas libres même quand on croit l'être, et Ly estime que l'approche psychologico-psychanalytique d'Aït Bounoua relève simplement d'un biais lié à sa formation. Quel dommage...

Gauvain
4
Écrit par

Créée

le 6 mars 2020

Critique lue 1.2K fois

5 j'aime

1 commentaire

Gauvain

Écrit par

Critique lue 1.2K fois

5
1

Du même critique

Marvin ou la belle éducation
Gauvain
5

Marvin gay

Marvin (d'après "En finir avec Eddy Bellegueule") : pas vraiment un mauvais film ; il y a des passages réellement émouvants ; et pas mal de très bons acteurs. Dans le rôle titre, Finnegan Oldfield...

le 26 nov. 2017

10 j'aime

3

Le Mur invisible
Gauvain
5

Critique de Le Mur invisible par Gauvain

Evidemment, le concept est attrayant, et c'est un tour de force en soi que de réussir à faire un film avec un seul personnage, sans dialogues et presque sans intrigue. Evidemment, la photo est belle...

le 13 mars 2013

10 j'aime

5

La Petite Dernière
Gauvain
5

Un traitement trop superficiel d'un sujet profond

J'avais prévu de bien aimer, parce qu'en entendant l'autrice parler sur France Inter, je me suis dit que ce serait un peu l'anti-Edouard Louis : plus psychologique que sociologique, beaucoup moins...

le 15 sept. 2020

9 j'aime