Fleabag
8.1
Fleabag

Série BBC Three (2016)

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Dans une série, quand ça va vite il y a deux options : soit c’est de la virtuosité, l’information est condensée, chaque seconde optimisée pour délivrer le plus vite et le plus intensément possible un contenu, une idée, une blague. Nos cerveaux postmodernes sont friands de ce rythme effréné qui est la norme sur YouTube et ne parlons pas de TikTok. Brooklyn Nine-Nine, Gumball ou plus récemment The Midnight Gospel sont de bons exemples de séries virtuoses. Elles nous submergent par un trop-plein d’information, nous obligent à lâcher prise, à nous laisser aller, emportés par le flux dans une expérience proche du sublime.


Soit c’est de l’esbroufe, de la poudre aux yeux, une arnaque, comme dans Fleabag. La série va vite, très vite, elle a sans doute le générique le plus court de l’histoire des séries, les épisodes sont au format minimal en vigueur (vingt-cinq minutes), chaque scène dure en moyenne quinze secondes. Mais on peut relever deux choses qui dénotent d’une vitesse vraiment exceptionnelle.


Premièrement, certaines scènes sont coupées avant la fin. Dans le célèbre incipit de l’épisode pilote, Fleabag raconte le déroulé de son plan cul qui finit avec un baiser délicat au petit matin puis à passer le reste de la journée à se demander… Fin du plan, on retrouve Fleabag habillée, assise, dans son café, et vient la conclusion de la scène : « Est-ce que j’ai un énorme trou de balle ? ».


Un tout petit peu plus loin dans l’épisode, un retour en arrière nous montre la rupture entre Fleabag et Harry. La première se masturbe devant un discours d’Obama, le second s’en rend compte, demande de quoi ça parle, Fleabag bafouille, il la quitte. Avant de passer la porte, il se retourne et précise : « Il était en train de parler de ». Coupure. Retour au présent on ne saura jamais. Shoot de dopamine. L’attention est captive.


La deuxième trouvaille formelle pour aller toujours plus vite, ce sont les regards caméra de l’autrice-actrice-réalisatrice Phoebe Waller-Bridge. Alors qu’un silence pourrait s’installer dans un dialogue et ralentir le train de la série, Fleabag nous jette un coup d’œil, voire émet un commentaire face caméra.
Outre l’accélération, ce jeu constant avec le spectateur nous fait sortir de la scène et empêche de nous plonger complètement dans les situations.


Ces regards caméra ont probablement été très amusants à jouer mais ils n’apportent pas d’information supplémentaire, ils ne servent qu’à remplir les blancs et nous prendre à parti. Phoebe Waller-Bridge veut vérifier qu’on est bien toujours là et surtout, qu’on est avec elle. Car dans Fleabag, tout est sous contrôle. Le personnage principal peut bien être une peste, une chieuse, une chiante, il faudrait néanmoins l’aimer parce qu’elle est attachante. Mais en réalité, elle n’est attachante que parce qu’on est attaché.


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La série va très vite, mais pas pour dire plus de choses, au contraire : pour masquer son absence de discours. Ne rien avoir à dire ne fait pas forcément une mauvaise série, c’est plutôt le contraire, ça peut permettre de donner des choses à voir, de rendre compte de situations qui se passent des mots. Mais cette série-ci repose intégralement sur la parole. On l’a vu avec les flash-backs coupés avant la fin, l’image ne sert qu’à illustrer la « voix-in » de la narratrice. On serait donc en droit d’exiger que tous ces mots finissent par dire des trucs.


Et quand finalement quelque chose est dit, c’est affligeant. La scène probablement la plus longue de la série se passe à la fin du stage de silence. Fleabag rencontre son banquier qui sort d’un atelier contre le harcèlement sexuel, et c’est un monologue. Elle se tait et il parle : tout ce qu’il veut c’est rentrer chez lui, embrasser sa femme, protéger ses enfants, aller au cinéma, sortir les verres du lave-vaisselle. Voilà à quel point cette série est bête.


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Non seulement Fleabag est bête, mais en plus elle ment, elle dissimule, à commencer par sa tache de naissance derrière une mèche de cheveux. Dans un retour en arrière, elle s’ordonne à elle-même de se rapprocher de sa famille, d’arrêter de provoquer sa sœur et de devenir une entrepreneuse responsable qui paie ses factures. Elle se ment à elle-même. Elle ne souhaite rien de tout ça (et elle a bien raison).


Tout au long de la série, les flash-backs nous montrent à quel point sa relation avec Boo était parfaite. Mais c’est un mensonge, encore une fois. Avec Boo aussi elle avait des désaccords, elle s’engueulait, elle s’ennuyait. Dissimuler toute cette partie de leur relation c’est occulter une face de la réalité. De même, on nous décrit la mère défunte comme la perfection incarnée. La division est trop nette entre les vivants qui ne semblent jamais assez bien pour Fleabag, et les morts, canonisés.


Enfin elle nous cache la vérité sur cinq épisodes pendant lesquels elle tait ce qu’il s’est vraiment passé avec Boo. Elle s’est faite renversée. Plus ou moins intentionnellement. A cause d’un chagrin d’amour. Parce que son mec l’a trompée. Avec Fleabag. Voilà ce qui aurait pu nous être dit dès le début et qui est retenu jusqu’au dernier moment, créant un suspens obscène mais surtout, ménageant Fleabag que l’on ne doit surtout pas détester je le rappelle.


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Si la série ne dit rien, ou pas grand chose, son fond idéologique infuse tout au long des six épisodes. On le remarque dans la répartition de ce qui nous est donné à voir et de ce qui nous est caché. Le sexe, qui semble être le sujet principal de la série qui commence par un plan cul et termine par un monologue sur la question, le sexe donc, nous est dissimulé. Bien sûr on voit des moments de cul mais habillé, ou en gros plan sur les visages. Et les regards caméras de Fleabag pendant ces scènes-là finissent de nous en détourner complètement.


Quand elle est aux toilettes et qu’elle va pour s’essuyer, Fleabag prend bien soin de dissimuler sa chatte. La série passe son temps à se vouloir transgressive, en agitant des sujets comme la sodomie ou la masturbation féminine, mais sans en accepter la part matérielle, triviale. À croire que la nudité, ce n’est pas assez chic pour Fleabag. Le sexe est donc réduit à un concept, une idée, jamais une chose concrète.


C’est un point de vue. Fleabag le dit elle-même dans je-sais-plus-quel-épisode : « Je ne suis pas obsédée par le sexe, juste je n’arrive pas à arrêter d’y penser. La performance du sexe, la gêne du sexe, le drama du sexe. Le moment où tu te rends compte que quelqu’un veut ton corps. Pas tellement la sensation en elle-même ».


Le sexe n’est donc plus une chose en soi mais un sujet de dissertation. C’est un point de vue, mystificateur. Il ne se suffit pas à lui-même mais devient un prétexte à écrire une série, à broder des choses autour. C’est un point de vue que je ne partage pas.


Mais il y a pire. Dans sa façon de traiter le sujet, Fleabag fait du sexe non seulement une insatisfaction permanente (puisqu’on désir le désir et non l’acte en soi), mais carrément l’agent de dysfonctionnement du monde (la tromperie qui entraîne la mort de Boo, le banquier en stage de redressement moral, la masturbation qui mène à la rupture). Car si Fleabag va mal, c’est à cause du sexe et elle le dit en conclusion : « parfois, j’aimerais ne même pas savoir que le cul existe ».


On peut choisir cette option, puritaine au fond, ou bien considérer le sexe en tant que tel, dans sa dimension matérielle et son plaisir immédiat, comme le moteur désirant de nos vies. Et ça c’est mon point de vue.


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Finalement Fleabag est-elle une si mauvaise série ? La question n’est pas là. C’est une série avec des partis pris opposés à ce qui pourrait me plaire. C’est une série contre moi. Pourtant, dès le premier épisode, une bifurcation était possible. En sortant de la conférence féministe, Fleabag rejoint sa sœur Claire en bas des escaliers où elle lui rend le pull qu’elle lui avait volé. Les deux sœurs se regardent, puis Claire s’avance vers Fleabag dans un mouvement brusque, celle-ci agite les bras en mode karaté et les deux se regardent à nouveau, dépitées, incapables même de s’embrasser. Des figurants passent entre elles pour monter les escaliers ce qui finit d’installer la distance entre elles.


Cette scène est parfaite. Elle est drôle, burlesque, elle joue sur les corps et sur l’intelligence de la situation, et elle dit quelque chose. Elle dit concrètement et très simplement le décalage entre les deux personnages, leur incompatibilité, leur impossibilité à s’entendre. On aurait bien aimé que toute la série soit comme ça.

oGh
3
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le 5 août 2020

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oGh

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