La “Zomia” (ou, si l'on voulait parler en bon français, la “Zomie”) est le nom donné par Scott, à la suite d'un de ses collègues anthropologues, au massif qui couvre les collines et montagnes de la péninsule indochinoise ainsi que le sud de la Chine (Yunnan, Guizhou). Ces paysages de montagnes embrumées, difficilement accessibles, que nous connaissons mal (sauf peut-être par les images des shanshui chinois), sont aussi le lieu de vie de sociétés diverses — Hmong, Karen, Wa, etc. Toutes ont relevé, dans un passé encore assez récent, de la catégorie des peuples sans État, ou ont vécu à l'ombre des États (ainsi les Shan) ; beaucoup résistent encore aux États en place, comme le rappelle l'actualité birmane.


Scott cherche à prouver que ces sociétés des collines ne sont pas un reliquat “retardé” de sociétés primitives, mais qu'elles ont profondément été façonnées par les États des vallées, dont elles constituent à la fois un effet secondaire et un contre-modèle presque volontaire. Ce type de raisonnement n'est pas nouveau, et Scott n'a d'ailleurs pas de difficulté à reconnaître ses dettes, notamment envers P. Clastres. Le fait toutefois de se déplacer vers une région plus méconnue (même si elle a gagné ses lettres de noblesse dans les sciences sociales, de C. Geertz à V. Liebermann) donne un relief particulier à l'étude de Scott, bien que celui-ci se prête souvent à des études comparatistes avant talent. Grâce à ces éléments, Scott relativise le caractère inévitable de la forme étatique, en soulignant bien qu'elle ne correspond qu'à une niche écologique donnée. Les traits adaptatifs créés ne sont pas à l'honneur des États, qui apparaissent ici comme une forme sociale particulièrement prédatrice. À leur contact, les collines ont vu naître des formes d'organisation sociale stigmatisées comme barbares par les États des plaines, mais qui révèlent une autre forme d'adaptation.


Une fois cet argument de base mis en place, Scott étudie ses manifestations sous différentes formes. Son analyse agronomique est particulièrement intéressante : il souligne que le riz, céréale par excellence des plaines fluviales, ne constitue pas une panacée, mais plutôt un choix de société — son entretien, particulièrement intensif en travail, requiert d'immobiliser et de contraindre au travail de grandes populations, ce qui nourrit la prédation étatique ; sa maturation cyclique et prévisible, sa conservation en greniers, favorise la concentration et la taxation par les pouvoirs en place. A contrario, certaines plantes permettent l'entretien de sociétés égalitaires et peu susceptibles de contrôle (notamment lorsqu'elles peuvent être dissimulées), tandis que l'agriculture sur brûlis donne naissance à des sociétés mobiles et discrètes. D'ailleurs, ajoute Scott, les sociétés des collines d'Asie du sud-est ont saisi avec intelligence les nouveautés agronomiques venues du Nouveau Monde via les Européens lorsqu'elles servaient leur mode de vie : ainsi le maïs (qui peut vivre en altitude et en pente), le manioc (qui requiert peu de travail) et surtout la pomme de terre — exemple fascinant du caractère profondément “historique” de ces peuples sans État, qui, loin d'être des fossiles vivants, ont changé dans le temps, y compris sous l'influence d'un effet papillon à l'échelle planétaire. Scott livre également, dans la même veine, des analyses intéressantes sur les cultes millénaristes (passionnantes pour un médiéviste européen), ou sur le rapport à l'écrit des peuples de Zomie. Même en matière politique, certains des exemples dénichés par Scott grâce à sa très bonne connaissance de la zone sont fascinantes — on pense par exemple au système mis en place par les Lahu sous domination chinoise pour accueillir les officiels Han (la riche famille chargée de les entretenir pour un an se voyait interdire toute communication avec eux et devait même adopter un mode de vie volontairement archaïsant).


En dépit des richesses de cet ouvrage, on peut aussi avoir quelques réserves. Sur le fond : les remarques les plus provocantes de Scott ne sont pas toujours les mieux étayées, ou donnent parfois dans la surenchère constructiviste quitte à modérer les analyses au contact de la pratique. Par exemple, Scott soutient d'abord une vision extrême des ethnogenèses (selon laquelle les “tribus” n'existent guère que dans les yeux des États des plaines ou des colons) avant, me semble-t-il, de montrer par ses remarques sur les généalogies Akha que le regard extérieur, la culture interne, et la fluidité (réelle) des identités sont des paramètres qui interagissent dans des proportions diverses. Sur la forme : l'ouvrage, assez long, est fréquemment répétitif, ce qui est souligné par des tics de langue (on y lit deux ou trois fois le terme anglais legerdemain, qui n'est pas d'usage courant !). Dommage car il y aurait eu de quoi écrire 200 pages bien tassées et uniformément passionnantes.

Venantius
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le 9 déc. 2017

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